Dimanche 23 mai 1915

9h00 — Nous sommes complètement équipés ; les vivres de réserve et de voyage sont touchés ; nous attendons dans la cour de la caserne que le signal du départ soit donné. Les bruits les plus divers circulent : nous allons au nord d’Arras où la lutte est chaude, nous servirons de renfort au 94 en Argonne, nous sommes destinés au corps expéditionnaire des Dardanelles. À vrai dire, nul ne sait, mais chacun veut dire son mot.

11h00 — Nous mangeons la soupe à la caserne. Défense expresse de sortir ; l’heure du départ doit être proche.

13h00 — Rien encore ; tout le monde dort sous les arbres. La chaleur est accablante.

15h00 — Sac au dos ; départ de la caserne, puis répartition des sections dans les wagons. Nous tombons sur un petit compartiment de cinq places que nous occupons à cinq camarades : deux sergents et trois caporaux.

15h30 — Arrivée d’un détachement du camp de Coëtquidan que l’on attache à notre convoi.

16h00 — Le train quitte Vitré au milieu des hourras : il y a cependant moins d’enthousiasme qu’au début.

18h00 — Laval.

21h00 — Le Mans. Dans chaque petite station où nous faisons halte, on nous apporte des fleurs dont nous garnissons les wagons.

Lundi 24 mai 1915

3h00 — Arrivée à Chartres. Arrêt de quatre heures. Allons-nous être dirigés sur le Nord ou sur l’Est ?

7h00 – Départ ; direction : Orléans. Nous cueillons toujours fleurs et branchages ; notre wagon est particulièrement bien fleuri.

12h00 — Les Aubrais. Nous allons bien sur l’Est, probablement en Argonne.

14h00 — Montargis. Nous apprenons la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche : contentement général. On voudrait des journaux ; impossible d’en trouver.

17h00 — Sens. Nous avons des journaux ; les nouvelles concernant la rupture entre l’Italie et l’Autriche sont encore peu nombreuses.

Soirée — La Roche. Saint Florentin.

Mardi 25 mai 1915

4h00 – Bologne ; quart de « jus ».
7h00 — St Dizier ; nous allons certainement en Argonne.
8h00 — Givry-en-Argonne. Nous approchons ; tous les villages sont remplis de soldats.

9h30 — Sainte-Menehould. Terme du voyage en chemin de fer ; nous continuons la route à pied jusque Florent. Chaleur torride et chargement plus que complet ; nous sommes obligés de faire plusieurs pauses. C’est la forêt de tous côtés, et des montées et des descentes. Nous entendons les premiers coups de canon.

12h00 — Florent. Multitude de soldats.

13h00 — Cantonnons dans un grenier, sur de la paille. Chacun se place comme il peut.

14h00 — Nous déjeunons d’une boite de « singe ».

15h00 — Corvée de paille. La musique du 328ème donne un concert.

Mercredi 26 mai 1915

9h00 — Nous préparons le café et la soupe, par escouade, avec les vivres qui nous ont été donnés et dans les campements emportés de Vitré.

10h00 — Grand repas au bivouac : c’est excellent.

15h00 — Préparons maintenant le repas du soir.

17h00 — On nous annonce que nous partirons demain renforcer le 3ème Bataillon.

Jeudi 27 mai 1915

6h00 — Debout. Préparation du café et de la soupe.

8h30 — Revue des hommes pour le renfort.

10h00 — Départ pour le 3e Bataillon. Chaleur torride ; plusieurs pauses nécessaires. Le premier fort coup de canon éclate derrière nous ; la surprise nous fait sursauter.

11h00 — nous atteignons La Chalade ; un groupe de nos camarades quitte la colonne sans que nous puissions leur faire nos adieux. De chaque côté, des gourbis de l’artillerie se cachent sous les arbres, il y a là une ville entière de petites maisons de toutes formes et construites soit en

bois, soit en chaume ; l’artillerie a l’air là tout-à-fait en sûreté, ainsi

que les chevaux, à qui on a construit également des écuries en feuillages.

12h00 — Nous atteignons les premiers gourbis de l’infanterie, creusés dans la pierre et étagés sur le versant d’une colline ; il y a des centaines de ces petites maisons habitées en ce moment par de l’infanterie de marine au repos. Chacun a apporté son aide dans la fondation de cette ville souterraine et chacun s’est ingénié à obtenir quelque chose de plus confortable. Et puis l’autorité militaire a fourni au soldat ce qui lui est nécessaire et qu’il ne peut trouver sur place ; et c’est ainsi que l’on voit des cuisines, des lavoirs avec lessive, des poêles dans les gourbis. Nous suivons le bas de la colline et le genre de construction ne tarde pas à changer ; ce sont maintenant des baraquements en bois adossés à la colline et recouverts de branchages, pour ne pas servir de cible facile aux aéras.

13h00 — Beaumanoir, petit village de l’Argonne qui a peu souffert du bombardement à cause de sa situation adossée à une colline ; c’est le lieu de repos actuel du 3ème Bataillon du 94, le terme de notre marche.

14h00 — Nous venons d’être affectés ; le bataillon se trouve au repos pour cinq jours, nous en profitons.

Folio 5

16h00 — J’ai pris place dans un grand baraquement en bois où sont déjà logés quatre-vingts hommes ; ce baraquement est large et bien aéré ; des bas flancs l’entourent, ceux-ci recouverts d’une épaisse couche de paille qui nous sert de litière. Des râteliers d’armes ont été ménagés aux extrémités. Les vitres ont été remplacées par des toiles imperméables, laissant passer une lumière suffisante, et qui ont le grand avantage de ne pas se briser au déplacement d’air produit par l’éclatement des obus.

Vendredi 28 mai 1915

6h00 — Je me lève pour prendre le café.

6h30 — Je dois commander une corvée, mais suis remplacé. La matinée s’écoule à sommeiller sur l’herbe, alors que le canon gronde.

15h00 — Rapport. Plusieurs citations à l’ordre du jour, à la suite des affaires des 1er et 13 mai. Les lanceurs de grenades et de bombes sont à l’ordre du jour.

19h00 — Petite soirée organisée par le Commandant de Compagnie, avec le concours de quelques chanteurs.

Samedi 29 mai 1915

9h00 — Liberté complète. Repos sur l’herbe.

13h00 — Corvée de bois ; quelques obus tombent tout près de nous au retour. De nombreux gourbis ayant servi autrefois se trouvent sous terre dans la forêt où nous sommes en corvée.

21h00 — Un incendie est allumé à l’est, qui prend des proportions considérables, puis s’éteint rapidement. Quelques coups de canon pendant la nuit.

 

Dimanche 30 mai 1915

8h00 — Douches. Chasse aux poux.

10h00 — Plusieurs obus tombent tout prés.

10h30 — Un homme a la cuisse traversée par une balle perdue.

12h00 — Un détachement de quelques hommes part pour s’exercer au lancement des bombes, pétards et « crapouillots ».

15h00 — Nous préparons du café à quelques-uns.

16h00 — Le journal arrive ; on se l’arrache : rien de nouveau.

17h00 — Un aviateur français franchit les lignes allemandes et est salué par un vif bombardement ainsi que par un feu intense des fusils et mitrailleuses. Les éclats d’obus retombent sur nos baraquements et dans l’arbre sous lequel je m’abrite.

18h00 — Par cinq fois, l’appareil français est rentré au-dessus de nos lignes pour franchir ensuite à nouveau les lignes allemandes. Les obus l’encadrent, mais il continue son raid.

19h00 — Ayant sans doute terminé sa mission, l’aéro regagne le Sud, sur Sainte-Menehould.

 

Lundi 31 mai 1915

7h00 — Nettoyage des effets et corvées, en vue de la revue par le Commandant qui doit avoir lieu à 8h30. Le nombre de nos cartouches est porté de cent vingt à deux cents.

8h00 — Nous sommes en tenue et attendons le signal du rassemblement. Un aéroplane français est signalé au-dessus de nous.

8h30 — Le rassemblement est terminé. Un avion allemand

apparaît ; rapidement, l’ordre est donné de rentrer dans les baraques pour se dérober à ses vues. L’artillerie française commence à bombarder ; l’avion disparaît vers le Sud.

9h00 — Nous sommes rassemblés à nouveau. Quelques obus éclatent au-dessus de nous, tirés par les allemands sur un de nos avions.

9h15 — Revue par le Lieutenant.

9h30 — Revue par le Commandant. Citations de plusieurs gradés et hommes à l’ordre du jour de l’Armée, de la Division et du Régiment. Distribution des diplômes. Allocution du Chef de Bataillon.

10h00 — Défilé devant le Commandant.

17h00 — Après la soupe, distribution des vivres et campements, la relève aux tranchées ayant lieu demain.

20h00 — C’est officiel que nous partons demain à 4h du matin.

Mardi 1er juin 1915

3h00 — Réveil au petit jour et distribution du café. Équipement.

4h00 — Rassemblement, puis départ pour la relève. Temps bas.

4h30 — Passons à Vienne-le-Château, bombardée. Triste vision de maisons saccagées et pillées ; tous les civils sont évacués et seuls les Services militaires y habitent.

5h00 — Atteignons les gourbis occupés par les troupes de réserve, les uns creusés à même dans la colline, les autres bâtis de branches et de terre. Les cuisines des troupes de première ligne sont établies là aussi.

5h45 — Nous entrons dans un boyau peu large où nous avons peine à passer avec notre sac ; nous conservons encore l’arme à la bretelle.

6h00 — Les boyaux deviennent plus profonds et encore plus étroits si possible ; nous mettons l’arme à la main, signe que

nous approchons.

6h15 — Je rencontre plusieurs camarades de la classe 1915, de Guer, allant au repos à leur tour.

6h30 — Nous entrons dans la zone de première ligne, battue par le feu de l’artillerie et par celui de l’infanterie surtout. Les quelques arbres que nous pouvons apercevoir sont coupés et déchiquetés à quelques mètres du sol. Celui qui s’aventurerait sur le parapet serait certainement abattu.

7h00 — Nous sommes tout près de la première ligne de tranchées, la relève commence ; nous arrivons par un boyau, ceux que nous remplaçons s’en vont par l’autre.

7h15 — Chacun a maintenant sa place ; je suis en toute première ligne près d’un pare-éclats ; les balles sifflent de tous côtés, ainsi que les obus des deux camps. Un créneau, percé à travers les sacs de sable, permet de tirer sur les

lignes allemandes.

8h00 — Les combats se bornent à quelques coups de canon et échanges de coups de fusil.

9h00 — Les allemands font sauter une mine ; coup de tonnerre effroyable avec tremblement de terre et pluie de pierres et de terre ; la lutte à coups de fusil est un instant plus intense ; on tire au hasard pour empêcher l’ennemi de sortir de sa tranchée qui est à dix mètres de la nôtre.

9h15 — Le calme relatif règne à nouveau.

11h00 — Au moment où nous commençons à manger, les allemands lancent dans nos lignes une « boîte à singe », sorte de machine infernale qui fait un bruit terrible ; chacun pose quart et gamelle et riposte à coups de pétards que nous ne ménageons pas.

11h15 — Le calme est revenu, nous reprenons le repas interrompu.

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