8h30 — Nous arrivons entre les deuxiéme et troisième lignes, où se trouvent les gourbis dans lesquels nous logerons en attelant les ordres de corvées. Ce sont des gourbis bizarres que ceux-ci, et dont je n’aurais jamais supposé l’existence. Ils sont blindés, et lorsque l’on arrive à l’intérieur on se figurerait entrer dans le métro, par exemple, iI y fait un noir complet. Les plaques d’acier qui recouvrent les parois ont une épaisseur de cinq millimètres environ et les gourbis étant à us mètre cinquante ou deux mètres sous terre, il y a peu de danger des cous. On a établi deux étages pour le couchage et on a recouvert les planches de branchages pour que ce soit moins dur. Voilà notre couche pour ce soir... et peut-être les nuits suivantes également.

10h00 — Il y a déjà des corvées qui partent, pour transporter des cartouches ce la poudrière aux premières lignes.

14h00 — Chaleur torride.

18h00 — Toujours des corvées ; c’est moins énervant d’être ici qu’en ligne, mais c’est aussi dangereux puisque nous faisons ces corvées en première ligne, et c’est fatigant car on transporte des pare-balles en acier pour placer sur les tranchées.

20h00 — Au moment où la nuit tombe, je reçois l’ordre d’accompagner une corvée dans un certain secteur qui m’est complètement inconnu. Arrivé au poste de commandement où mes hommes doivent déposer les créneaux qu’ils apportent,

on m’ordonne de les porter plus loin, sur l’emplacement où ils doivent être utilisés. C’est un bon kilomètre plus loin, à travers des tranchées tortueuses et étroites.

20h30 — Mon reçu signé, nous revenons, quand se déclenche une attaque : la fusillade est très vive et le canon donne à son tour ; nous sommes obligés de nous asseoir et d’attendre que le calme soit revenu pour retourner à l’arrière, car sur une très longue distance on est à découvert, et nous risquerions fort d’être atteints par les projectiles ennemis.

21h00 — Canon et fusils se sont tus ; nous reprenons le chemin du retour, mais il fait nuit, et j’ai beaucoup de peine à m’y reconnaitre dans le dédale des sentiers qui courent à travers bois. Mes hommes veulent savoir le chemin mieux que moi ; finalement je retrouve le chemin par lequel nous sommes venus. Avant de rentrer, je compte mes hommes : dix au lieu de douze ; je fais attendre ; au bout d’un quart d’heure les deux retardataires arrivent et nous rentrons tous ensemble.

22h00 — On est très mal couché sur les feuillages, les branches sont trop fortes et vous entrent dans le dos.

Lundi 5 Juillet 1915

5h00 — Le café arrive. J’ai dû bien dormir car une corvée de quatre-vingts hommes est partie à 23h, est rentrée à 3h du matin, et je n’ai rien entendu. Je me suis éveillé les côtes en long. Verrons-nous la relève aujourd’hui ?

9h00 — Départ des premières corvées. Le temps est moins chaud aujourd’hui. Il y a un régiment entier (celui de Tulle) qui vient relever les première et deuxième lignes. Nous restons toujours là.

14h00 — L’ordre est donné de confectionner deux cents chevaux de frise à la Compagnie. Les chevaux de frise sont destinés à mettre le devant des tranchées en état de défense. Ils se composent de trois piquets reliés ensemble par leur milieu de manière à ce que, dans quelque position qu’ils soient placés, ils reposent toujours sur trois pieds. Les extrémités sont reliées entre elles par du fil de fer barbelé qui constitue la vraie défense. Ils ont un mètre de haut en général et on ne peut les franchir que difficilement. Placés en ligne devant le parapet des tranchées, ils sont une entrave à l’attaque ennemie. Pendant que celui-ci les franchit, il est canardé à merci par les créneaux.

16h00 — La confection des chevaux de frise en reste là, car des corvées sont commandées. Il faut transporter des gabions, des fusées, des cartouches, des pétards, dans toutes les directions.

19h00 — J’accompagne une corvée de fil de fer en deuxième ligne.

21h00 — Je suis étendu sur mon feuillage rempli de vermine. Il y a là plusieurs bataillons de poux et de puces.

Mardi 6 juillet 1915

5h00 — La nuit a été tranquille : pas une seule attaque. Les allemands ont sans doute renoncé à leur offensive en Argonne. Quelle nuit exécrable

j’ai passée ! Je me suis démangé toute la nuit. Comme je voudrais être au repos pour changer de linge et détruire la vermine. Et nous sommes tous dans le même cas. Il n’est plus question de relève !

7h00 — La confection des chevaux de frise recommence et est menée activement. Je m’égratigne les doigts en entortillant le fil de fer barbelé autour des piquets.

7h30 — L’Etat-major d’un régiment de coloniaux vient reconnaître le secteur. Ce régiment est- il pour nous relever ? N’espérons pas trop vite !

10h00 — Les corvées continuent ; je n’en fais pas partie. C’est là que l’on sent l’avantage d’un petit galon : non seulement le caporal ne porte rien lorsqu’il accompagne une corvée, mais il n’en fait pas le quart des hommes.

12h00 — Les hommes sont partis en corvée, je suis étendu sur les planches. Le bruit court que nous retournerons encore en première ligne avant d’aller au repos. Décidément on ne sait que penser d’un si long séjour aux tranchées. S’il faut retourner en ligne, je crains que l’on ne dorme au lieu de surveiller.

17h00 — On ne parle plus ni de relève, ni de première ligne. J’accompagne une corvée d’eau à Vienne-le-Château, puis rentre. À mon retour j’apprends qu’à

l’instant vient d’arriver l’ordre de relève. Nous serons remplacés dans le courant de la nuit par un bataillon du ...ème Colonial

et nous irons au repos à Florent. C’est une heureuse nouvelle qui se colporte rapidement. Du coup, les hommes partent en corvée beaucoup plus gaiement. Un des hommes de notre Section est disparu depuis 4h de l’après-midi ; qu’est-il devenu ? S’est-il égaré au retour d’une corvée, ou a-t-il été blessé ou tué ?

20h00 — Le nettoyage du cantonnement et des alentours se fait comme la nuit tombe, puis les sacs sont bouclés. Le Chef de Bataillon qui vient de passer a dit que nous serions relevés entièrement à 3h du matin. Cette fois la nouvelle est bien officielle et nous allons prendre la direction de l’arrière.

23h00 — Je ne puis m’endormir ; à droite et à gauche j’entends des ongles sur la peau ; nous sommes tous dévorés. Deux hommes partent pour préparer les cantonnements au repos.

Mercredi 7 juillet 1915

1h30 — Tout le monde est debout et s’équipe, c’est le départ ; il fait encore nuit. On se presse, pourtant on est fatigué et le Commandant le sait car il s’est renseigné sur les hommes que l’on doit exempter de sac.

1h45 — Nous partons ; l’homme de corvée disparu n’a toujours pas reparu. Nous croisons le bataillon qui relève le nôtre et arrivons à Vienne-le-Château.

2h30 — Le jour vient comme noua atteignons Le Ronchamps ; on doit faire une pause à cause des nombreux traînards qui viennent derrière.

3h30 — La Fontaine Ferdinand ; bivouac du même genre que La Croix Gentin. Beaucoup d’artillerie lourde et de campagne. Le nombre des traînards augmente : la route est accidentée et fatigante à suivre.

5h00 — Sommes arrivés à quatre cents mètres de Florent et faisons une pause prolongée, les cantonnements ne sont sans doute pas encore répartis.

6h00 — Entrons dans Florent l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Le Bataillon défile devant son Commandant, puis se rend aussitôt dans son cantonnement. Nous habitons dans un grenier ordinaire où est étendue une épaisse couche de paille plus ou moins propre.

7h00 — Le café arrive ; nous le buvons en mangeant un peu de confiture que nous avons pu déjà nous procurer.

8h00 — Je gobe deux œufs frais : quel régal ! Nous trouvons aussi du vin blanc à quatre-vingts centimes, il est bon. Nous trouvons du beurre et des petits-beurres. Si nous pouvions cette fois ne plus être alertés ! Nous nous proposons

de préparer un chocolat au lait excellent ce soir.

10h00 — Chacun boit et mange des gâteries. Quelle différence avec la vie de première ligne. 15h00 — Je vais et viens, nettoie mon fusil et essaie de dormir.

16h00 — Je me rends à une source éloignée d’environ un kilomètre, et procède là à un nettoyage sérieux ; justement, j’ai touché une chemise et un caleçon neufs et je change de linge. Qu’il fait bon se mettre les pieds et les jambes à l’eau.

18h00 — Je fais une tournée dans Florent et achète une demi-douzaine d’œufs frais que je mange crus ensuite. Nous n’avons pu préparer le chocolat au lait, ce sera pour demain.

20h00 — Je suis étendu sur l’épaisse couche de paille et attends le sommeil. Comme c’est drôle d’entendre le canon si loin !

Jeudi 8 juillet 1915

6h00 — Je suis éveillé comme la plupart du temps au repos par le cri de « au jus ! ». Je remarque qu’au repos il n’y a pas de sucre dans le café. À 8h il y aura revue d’armes par le chef armurier en vue des réparations nécessaires.

7h00 — Tout le monde est occupé après son fusil et sa baïonnette. La toile émeri, le papier de verre sont d’un usage courant pour l’astiquage ; en temps de paix, leur emploi nous vaudrait de la prison. Combien de choses tolérées ! Il ne

pourrait en être autrement d’ailleurs.

8h00 — Revue d’armes. Fusil en bon état.

10h00 — Soupe. Nous trouvons des tartes et en faisons une ample consommation. Il est assez facile également de se procurer du vin. Est-ce utile de dire que certains en abusent ?

14h00 — Départ de la Compagnie pour l’exercice de lancement de pétards et grenades. Les caporaux sont exempts (avantage du petit grade).

15h00 — Etendu sur ma toile de tente, je rêvasse. Je ne suis même pas bien sûr que je ne m’ennuie pas : il faut vraiment qu’on n’ait plus tout son bon esprit ! A propos de toile de tente, je crois ne pas exagérer en disant que c’est l’objet le plus nécessaire au troupier et il le sait bien. On voit beaucoup d’hommes sans chaussettes, on en voit beaucoup plus sans chemise, mais on n’en voit pas sans sa toile de tente. Est-on au bivouac en plein air par un beau temps, on passe la nuit enveloppé dans la toile de tente : pleut-il, on est dessous ; est-ce de jour par un beau soleil, on se garantit de celui-ci et des mouches avec la toile de tente. Est-ce cette fois dans un gourbi, la toile sert de portière ; pleut-il et le toit est-il perméable, la toile sert de plafond. Dans la tranchée de deuxième ligne par un grand

soleil, placée sur quatre piquets elle sert d’ombrelle. Elle sert de manteau s’il pleut très fort. Le matin on balaie le cantonnement et l’on enlève les ordures, toujours dans la toile de tente, et le hasard voudra que ce soit justement sur cette même toile qu’à l’heure de la soupe le cuisinier dépose le pain. Joue-t-on aux cartes au repos, c’est la toile de tente qui sert de tapis ; manque-t-il des boutons au pantalon, on découd les boutons qui sont sur ses côtés et servent à la rattacher à d’autres toiles semblables. Est-on blessé au bras ou à la cuisse, un morceau déchiré en hâte de la toile de tente sert de ligature. Est-on grièvement blessé cette fois, et le brancard n’est-il pas sous la main, la toile de tente en fait office. Elle a donc bien des usages, cette toile de tente ; eh bien, elle en a encore un, bien pénible hélas : elle sert de cercueil au malheureux soldat qui

tombe dans la tranchée. Voila l’utilité de cette toile jaune imperméable de deux mètres de côté. Quand on lit cette énumération, il y a une chose qui saute immédiatement à la vue : cette toile de tente qui sert à tant de choses ne sert jamais à ce à quoi elle est, d’après son nom, destinée, à monter une tente. En effet je n’ai jamais vu de tente montée à l’aide de cette fameuse toile. D’ailleurs des piquets

spéciaux sont nécessaires : ces piquets, on les touche au dépôt avant de partir, mais la coutume veut qu’on les sème au courant du trajet en chemin de fer, et de fait, je n’en ai jamais vu arriver jusqu’ici. Brave toile de tente, je crois que tu serviras au troupier jusqu’à la fin ; je prévois qu’attachée par les quatre coins au bout d’un bâton, tu lui serviras de baluchon le jour de la libération.

16h00 — Corvée de paille. 0 bizarrerie ! C’est dans des toiles de tente que les hommes transportent la paille.

17h00 — Préparons un chocolat au lait, tout ce qu’il y a d’appétissant.


21h00 — Une nouvelle fois nous nous étendons pour passer une bonne nuit si possible.

Vendredi 9 juillet 1915

3h00 — Alors que je dormais profondément, je suis éveillé en sursaut. Il faut boucler le sac, s’équiper, nous partons à 4h. Décidément nous n’avons pas de chance dans nos périodes de repos. Où va-t-on nous conduire à nouveau ? Retournons-nous en ligne ou allons-nous plus à l’arrière ?

3h45 — Le Bataillon est sur pied ; on attend ; nul, même pas les officiers, ne sait quelle direction nous prenons. Il était écrit que nous n’aurions pas deux nuits tranquilles. Cette situation sera-t-elle de longue durée encore ?

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