Sergent, puis m’assieds sur un banc en attendant que la nuit soit complète avant de me coucher.

Jeudi 22 juillet 1915

6h00 — Le café pris, je me mets en mesure de changer de linge lorqu’arrive Marcel Trousset qui m’invite à déjeuner à Vieil-Dampierre. C’est une promenade de deux kilomètres avec un bon repas au bout, ça ne se refuse jamais ; mais il me faut une permission en règle pour quitter Bournonville. Ce n’est pas à cette heure-ci que je puis trouver un officier, mais j’ai grandement le temps, je ne pense pas partir avant 9h30.

7h00 — Le Commandant de Compagnie par intérim passant justement près du cantonnement, je lui demande ma permission. Il ne demande pas mieux que de me l’accorder, mais veut voir le Chef de Bataillon auparavant ; dans ce but, je l’accompagne au « château », et après avoir attendu un bon quart d’heure devant la porte, ma permission m’est enfin remise.

8h00 — J’apprends qu’il va y avoir dans les champs un service religieux pour un lieutenant de mitrailleurs tué durant les dernières opérations. En vue d’y assister, je me rends vers l’endroit indiqué : de nombreux militaires, mitrailleurs pour la plupart, sont assemblés là, devant un autel construit provisoirement entre un pommier et un poirier. Des soldats ont préparé cet autel et l’ont garni de feuillages et de drapeaux, le chœur est encadré de faisceaux de fusils et

de baïonnettes. Un aumônier dit la messe, deux soldats chantent, un fourrier est servant. De nombreux officiers, tous ceux du Bataillon pour ainsi dire, le Colonel du 94 également, sont présents. Après la messe, l’aumônier rappelle en quelques paroles émouvantes la vie du Sous- Lieutenant Douot. Ce service dans un décor aussi simple est bien aussi touchant que la plus belle des messes avec accompagnement d’orgues dans la plus belle des cathédrales.

9h30 — Ma permission en poche, je prends le chemin de Vieil-Dampierre. La chaleur est insupportable déjà, et deux arbres seulement le long de la route en fait d’ombre.

10h00 — Vieil-Dampierre. Je passe à la station occupée par des territoriaux où nul ne m’arrête. Je cherche la 8ème Compagnie que je trouve bientôt. Avant le déjeuner nous allons faire un tour dans le village. Il est adossé à un coteau ; les maisons très espacées sont entourées d’immenses vergers. Tout en haut de la colline s’élève l’église, une toute petite église au clocher d’ardoise. De là on découvre la plaine en bas, où court un petit ruisseau, peu large, et la voie ferrée.

12h00 — Nous sommes attablés à une table formée de quatre pieux et de trois planches. Une vraie table de petits galonnés, dont je suis moi-même le plus petit.

On y raconte mille anecdotes des derniers combats, les unes gaies, les autres tristes, et on discute sur la durée du repos.

14h00 — Je me prépare à regagner Bournonville car ma permission ne me permet pas de rentrer au cantonnement après 15h. Le soleil est toujours très chaud et je rentre au cantonnement pour m’étendre sous les arbres. Je me renseigne si quelque chose est arrivé, mais non ; d’ailleurs toute la Section est dispersée.

16h00 — On entend chanter : c’est une répétition en vue d’une soirée qui doit avoir lieu sous peu ; il y a trois francs pour chacun des artistes, plus un prix de vingt-cinq francs à répartir entre les trois meilleurs chanteurs. C’est tentant pour ceux qui se sentent la voix claire et le gousset vide.

17h00 — Deux hommes, blessés légèrement le 14 juillet et qui n’avaient été évacués que jusqu’à La Grange-aux-Bois, rentrent à la Section. L’un d’eux est le troisième camarade de nos repas de gala de Moiremont et de Florent ; il avait un pressentiment, dit-il, de la mort de Quintin.

18h00 — Je me régale d’un litre de lait chaud.
20h00 — Le soir est si beau que je reste assis très longtemps

au grand air.

22h00 — Je me couche enfin, beaucoup ne sont pas encore rentrés, ou couchent dans un autre endroit.

Vendredi 23 juillet 1915

3h00 — Le canon tonne violemment, je ne saurais dire si c’est dans la direction de Perthes ou de l’Argonne.

5h00 — Le canon tonne toujours. Une équipe de bombardiers part pour La Neuville-aux-Bois pour un exercice de lancement de bombes. Ils rentrent un instant après ; ils ont été arrêtés par le Chef de Bataillon à cause d’un service religieux qui doit avoir lieu à Vieil-Dampierre et auquel assistera qui voudra. La pluie tombe, malheureusement, et il faut rester dans la grange.

6h00 — La pluie tombe toujours. Vers 14h il y aura revue par le Commandant de Compagnie. Je nettoie mon fourniment qui en a bien besoin.

8h00 — Un sergent légèrement blessé le 14 juillet rentre également.

9h00 — J’apprends de source officielle que je suis nommé Sergent ; ceci n’est pas sans me causer un certain plaisir, surtout que je ne m’y attendais pour ainsi dire pas. Je suis maintenant le plus jeune sergent de la Compagnie.

11h00 — Je vais déjeuner au mess des sous-officiers, puisque je fais partie maintenant de l’honorable corporation. Le repas est succulent, il y a une grande différence avec l’ordinaire des hommes. Les nouveaux promus offrent le vin blanc et les cigares.

14h00 — La revue a lieu sommairement, c’est plutôt pour affecter les nouveaux promus et quelques hommes de renfort. Le Lieutenant nous félicite. Je reste à ma Section, ce que je préfère, en connaissant tous les hommes. Profitant du rassemblement, nous faisons un état des parties du fourniment manquant à chaque homme, pour le remettre au bureau de la Compagnie. Demain, il y aura revue par le Général de Brigade, et il faudra être luisants.

15h00 — Etant libre maintenant et ne sachant que faire, je vais à Vieil-Dampierre y voir Marcel Trousset, qui justement se trouve rassemblé avec tout son Bataillon en dehors du village pour la revue du Général. Il me fait remarquer que ça fait un joli troupeau de boucherie ; c’est pourtant bien vrai. Le Général interroge tous les gradés et de nombreux hommes. Je rentre à Bournonville car le temps menace.

17h00 — Diner au mess. Il n’y a pas encore d’ordres concernant la revue de demain.

19h00 — La pluie tombe très fort et chacun rentre au cantonnement puis se couche.

Samedi 24 juillet 1915

5h00 — Un coup d’œil au dehors, le soleil ne luit pas, la pluie menace même. Les bombardiers et grenadiers sont rassemblés pour aller à La Neuville-aux-Bois.

Il parait que je suis passé Sergent-grenadier de Compagnie suppléant, je ne sais pas en quoi consiste exactement cet emploi, mais je ne vais pas à l’exercice des grenadiers.

5h30 — Les grenadiers partent et ne reviennent pas comme hier immédiatement.

7h00 — Les sous-officiers ont le chocolat le matin, servi na « salle à manger » (une grande salle de ferme dans laquelle on a installé des planches entre des futailles pour faire des tables).

8h00 — Nous travaillons tous au nettoyage des armes et cuirs, en vue de la revue par le Général de Brigade, qui doit avoir lieu dans le courant de l’après-midi.

12h00 — Tout est prêt, la revue doit avoir lieu à 14h45 et nous nous rassemblerons vers 14h.

14h00 — La Section est prête, nous jetons un dernier coup d’œil sur les hommes pour nous assurer que rien ne cloche. Au dernier moment, l’ai pu toucher une capote neuve en remplacement de celle que je portais depuis mon départ du camp. L’ordre était que les hommes soient en casque, mais moitié n’en n’ont pas ; cette diversité des coiffures frappe aux yeux.

14h15 — La Compagnie va se placer sur le terrain où doit avoir lieu la revue. Les trois autres compagnies du Bataillon viennent se placer là à leur tour. Le temps est couvert et la

pluie menace de tomber.

14h30 — Tout le Bataillon se trouve massé et la pluie commence à tomber très fort. Le Général va-t-il passer la revue par un temps pareil ?

14h45 — Pas de Général.

15h00 — Ordre est donné de nous faire défiler devant le Général qui se trouve à l’entrée d’une grange, parait-il, dans le village. Nous défilons, baïonnette au canon, par la pluie battante. Ce n’est pas un général, mais un colonel, fonctionnaire général de brigade. Nous rentrons au cantonnement où aura lieu la revue en détails.

15h30 — Le Général s’attarde auprès des autres compagnies. La pluie tombe moins fort.

15h45 — Nous sortons des granges pour nous placer en lignes de sections déployées le long de la rue, toujours baïonnette au canon.

16h00 — Le Général n’est toujours pas là, mais on l’attend d’un moment à l’autre.

16h20 — Alors que la pluie recommence à tomber très fort, le Général arrive et passe devant nous qui présentons les armes, puis il tait rassembler en groupes séparés, les sous-officiers, les décorés de la Croix de Guerre et les derniers arrivés en renfort. Il commence sa revue par les sous-officiers et pose de nombreuses questions.

Arrivé prés de moi, il me demande depuis quand je suis sergent, je lui réponds que c’est depuis deux jours ; alors il me demande quelle était ma situation militaire au début de la campagne et sur ma réponse que j’appartiens à la classe 1915, il a l’air étonné et me questionne sur mes occupations dans le civil, sur mon recrutement, sur la date de mon arrivée au front et avec quel grade, puis il passe au suivant, puis aux décorés.

17h00 — Le Général est passé à la compagnie voisine.

18h00 — Nous nous dirigeons vers la grange où a lieu la soirée prévue. C’est en plein air qu’elle devait avoir lieu, mais le mauvais temps oblige acteurs et spectateurs à se réfugier dans une grange. La scène est faite de bottes de paille et la salle possède quelques chaises pour les officiers et quelques bancs pour les civils qui ont été invités spécialement. L’élément militaire de petite classe restera debout. La représentation est commencée depuis quelques instants quand arrive le Colonel ; on continue par des chansons comiques, des chansons dramatiques, de la tragédie, de l’opéra. Il y a de bons chanteurs et de bons déclamateurs, mais il y en a aussi de bien piètres

et la soirée n’a pas, en général, l’éclat qu’on voulait lui donner.

20h30 — Le Colonel trouvant sans doute le temps long, bien qu’il eût l’air de s’amuser, fait lever la séance, et la sortie a lieu au son d’un pas redoublé joué par la musique du 94. Chacun rentre au cantonnement puis se couche.

Dimanche 25 juillet 1915

8h00 — Je me rends dans une grange où doit avoir lieu une messe, et je vois en arrivant qu’il s’agit d’un service à la mémoire des morts du 94. Dans une immense grange, on a dressé sur la plate-forme d’une batteuse, un magnifique autel, entouré de sapins très verts et de fleurs

diverses prêtées par des habitants. Un soldat est le servant de l’aumônier ; quelques chantres, tous militaires. Des chaises sont réservées aux officiers qui assistent nombreux à la messe ; des civils sont là aussi ; nous autres resterons debout, face à l’autel. À la fin de la messe, l’aumônier nous rappelle la fin glorieuse de tous nos camarades du 94 tombés sur les champs de bataille ; la France a encore besoin de tous ses enfants, dit-il, car il faut chasser l’ennemi de chez nous et venger ceux qui sont morts. Ces paroles pleines de patriotisme, sont très belles et très bien dites,

tous nous l’avons la ferme volonté de repousser l’ennemi, mais il faut voir quelle est la situation ; il ne faut pas oublier que nous et les allemands sommes terrés face à face, ceci depuis dix mois, et le plus gros des efforts ne nous permet pas de gagner plus que quelques lignes de tranchées que l’on se dispute ensuite des semaines entières en tuant des hommes sans but bien important. Il faut bien comprendre que cette nouvelle méthode de faire la guerre, si elle ne nous lasse pas, n’est pas faite non plus pour nous encourager beaucoup. Et chez les allemands, c’est la même chose, et voilà pourquoi on stationne ; voila pourquoi tout en voulant faire son devoir, on comprend trop bien que les pertes sont beaucoup trop élevées, vus les résultats obtenus. S’il nous est donné de nous trouver un jour face à face avec les allemands en rase campagne, je ne doute pas un seul instant que notre moral à tous ne se trouve immédiatement relevé ; il faut entendre les anciens du 94, ceux qui ont fait la Marne, raconter la joie qu’ils éprouvèrent lorsqu’ils sentirent qu’ils ne reculaient plus ; ils ne demandaient plus qu’à foncer sur l’ennemi, disent-ils, et ce serait la même chose maintenant, si nous ne sentions pas tant de tranchées en face de nous, qui sont autant de forteresses dont la prise ne permet

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