que de progresser d’un pas.
13h00 — Le déjeuner pris, nous partons, tous les sous-officiers ensemble, à travers bois à la recherche d’une rivière problématique où nous comptons bien attraper notre repas du soir. Nous sommes munis de lignes plus ou moins bonnes, et je ne doute pas que nous ne rentrions sans un seul poisson, mais nous aurons passé le temps et pris l’air, c’est l’essentiel. Nous errons longtemps, pour revenir finalement sur nos pas, lorsque nous sommes surpris par une ondée qui nous oblige à chercher refuge dans les troncs creux des saules. La pluie passée, nous continuons notre chemin et trouvons la rivière. La première ligne est à peine à l’eau que l’on remonte un poisson de moyenne grosseur, devant lequel nous tombons en extase, tant nous sommes surpris d’un résultat aussi rapide. Encouragés, nous jetons toutes les lignes à l’eau, et restons là deux heures : cette fois, plus rien, et l’heure avançant, force nous est de revenir à Bournonville avec notre unique poisson dont on se promet de faire vingt parts au repas du soir. Comme on est gosses tout de même en certains instants. Il me semble que j’éprouverais du plaisir à m’occuper d’un travail de tête intéressant.
21h00 — Au moment de me coucher, j’apprends que demain
à 5h20 du matin, je dois commander l’équipe des grenadiers à l’exercice de lancement de pétards et de bombes à La Neuville-aux-Bois.
Lundi 26 juillet 1915
5h00 — Le café aussitôt bu, je saute du tas de foin pour prévenir mes bombardiers, mais je suis à peine dehors que j’apprends qu’il y a contre-ordre, et que toute la Compagnie doit prendre part à une marche d’entraînement de dix kilomètres, avec chargement complet (les sergents ont l’avantage d’aller à l’exercice sans sac). Nous nous tenons prêts pour 6h30.
6h30 — La Compagnie est rassemblée pour la marche lorsqu’arrive l’ordre de rentrer, le maitre-armurier venant d’arriver et devant passer une revue d’armes à 9h. Les hommes acceptent ce contre-ordre avec plaisir.
7h00 — Nettoyage des armes.
9h00 — L’armurier fait fonctionner tous les fusils et ordonne les réparations nécessaires.
10h00 — Cette fois il va y avoir revue d’armes démontées par le Commandant, et les soldats se mettent à nettoyer à nouveau et à démonter les fusils pièce à pièce.
10h30 — Le travail terminé, la soupe arrive, la revue est supprimée. C’est le métier militaire de faire et défaire à chaque instant.
15h00 — La pluie tombe, l’après-midi se passe au cantonnement.
19h00 — Le cahier de rapport nous apprend que demain à 6h30 il y aura exercice de lancement de bombes à La Neuville-aux-Bois ; vivement je préviens les hommes qui doivent y assister et que je dois d’ailleurs conduire moi-même.
20h00 — Réunis dans une bicoque inhabitée, nous faisons un petit concert entre sergents.
20h30 — Notre réunion est interrompue brusquement par l’arrivée d’un messager venant du Lieutenant, demandant tous les sous-officiers à Lui. Nous nous empressons de nous rendre à sa chambre, anxieux de savoir pour quelle raison il nous fait appeler à une heure aussi tardive. Nous sommes bientôt près de lui : le hasard veut que ce soir là ii passe sans tous les cantonnements, et bien entendu, il n’y trouve aucun sergent et il voulait savoir où nous étions. Après quelques explications, il nous congédie et nous terminons, dans la tranquillité cette fois, notre petite fête, et rentrons ensuite nous coucher.
Mardi 27 Juillet 1915
5h00 — Le café bu, je m’empresse de voir les bombardiers pour leur donner des ordres en vue de l’exercice qui doit avoir lieu à La
Neuville-aux-Bois.
6h30 — Les pionniers et les bombardiers rassemblés, nous partons, cependant que la pluie menace. Le reste de la Compagnie se prépare au départ pour une marche militaire de neuf kilomètres. La distance qui sépare Bournonville de La Neuville-aux-Bois n’est que de deux kilomètres et demi et nous arrivons bientôt.
8h00 — Nous sommes sur le terrain d’exercice et les hommes écoutent la théorie que leur fait un sergent de la partie ; pendant ce temps je rencontre plusieurs camarades d’un fameux bataillon de marche du 94 qui est au repos dans le village. Voilà trois mois que ces camarades sont sur le front et ils ne sont jamais allés dans les tranchées ; ceci est bizarre et je les questionne sur le rôle de leur bataillon, ils ne savent que répondre : à leur avis, on s’attendait à une grande offensive de notre part et ils nous auraient soutenus, mais cette offensive n’ayant pas eu lieu, ils restent là à ne rien faire pour ainsi dire.
9h00 — La pluie commence à tomber très fort, mais les essais ce bombes n’en sont pas supprimés pour cela ; dans les tranchées creusées à cet effet, les futurs bombardiers essayent les différentes variétés
d’engins. Il y a entre autres un nouveau pétard, appelé « pétard d’assaut » qui n’est pas chargé à mitraille, et qui par conséquent ne tue pas, mais qui explose avec un bruit si fort qu’il commotionne les occupants de la tranchée sur plusieurs mètres de rayon. Plusieurs pétards lancés ainsi dans la tranchée ennemie permettent d’attaquer celle-ci à la baïonnette avec moins de risques, mais il faut pour cela que les pétards tombent bien dans la tranchée, et dame !, on est bien obligé de les lancer un peu au hasard. Aprèss avoir tenté un assaut avec des pétards ordinaires, le clairon senne le rassemblement, et c’est sous la pluie qui ne cesse de tomber que nous prenons le chemin du retour.
11h00 — Les camarades sont allés au Chemin, un petit village à cinq kilomètres d’ici ; c’était une petite marche d’épreuve, mais d’autres plus importantes doivent suivre, parait-il.
15h00 — Décidément ce n’est pas de chance, la pluie tombe toujours ; on serait heureux cependant de passer ses heures de loisir sous les arbres.
18h00 — Après la soupe nous faisons une promenade d’une demi-heure, car la pluie a cessé. À
notre retour, le fourrier nous apprend qu’il y aura demain une revue en tenue de campagne par le Général de Division, à un endroit qui n’est pas très bien déterminé. Nous transmettons l’ordre aux hommes.
21h00 — Tout le monde dort afin demain d’être prêts dès la première heure.
Mercredi 28 juillet 1915
5h00 — Toutes les compagnies sont debout. Le départ pour la revue est à 7h30, la revue elle- même aura lieu à 8h30, on ne sait toujours pas exactement où, mais peu importe. Chacun frotte, astique, boucle son sac, car tout devra être en ordre.
7h00 — Chacun est prêt et attend le signal du rassemblement. Pour la première fois depuis plusieurs jours, le temps a l’air de vouloir se maintenir.
7h15 — La 9ème Compagnie défile, vite nous nous rassemblons pour suivre. Pour ceux qui en ont un, le casque est de rigueur. Ceux-ci, noyés dans les képis, jettent une note discordante.
7h30 — Nous prenons le chemin de Vieil-Dampierre. Tout le Bataillon est là, et il s’agit certainement d’une revue de tout le Régiment, puisque les deux autres Bataillons sont à Vieil- Dampierre et que c’est là que nous allons.
8h15 — Nous nous massons dans un immense champ, au
nord de Vieil-Dampierre, et les 1er et 2ème Bataillons, ainsi que les mitrailleurs, les téléphonistes et le corps sanitaire du Régiment nous suivent. Tout le Régiment est là : pour la première fois je le vois tout entier, il forme une masse imposante.
8h30 — La sonnerie du « Garde à vous » retentit, suivie immédiatement du Chef de Bataillon : « Baïonnette au canon ! » — « Présentez armes ! ». C’est le Drapeau qui arrive et la sonnerie « Au Drapeau » suivie de la « Marseillaise » se fait entendre. J’ai beau m’écarquiller, je ne vois rien, qu’une forêt de baïonnettes qui s’étend très loin. Nous reposons les armes.
8h45 — Cette fois, le Général arrive. « Présentez armes ! » à nouveau. Le Général D. passe devant nous au triple galop, suivi de sa suite. Alors qu’il passe devant les mitrailleurs, un officier de l’Etat-major tombe de cheval ; le corps sanitaire s’empresse auprès de lui, le Général met pied à terre, sa suite en fait autant ; un ordonnance apporte un brancard, mais l’on relève l’officier qui, soutenu par deux infirmiers, regagne à pied le village. Maintenant les Bataillons s’ébranlent et prennent la formation en carré ; les trois bataillons forment trois côtés, le quatrième est occupé par le Général et son Etat-major.
Le Drapeau est au centre du carré. Les Chefs de Bataillon sont alignés derrière la garde du Drapeau. Le Général met pied à terre, s’avance vers le Drapeau dont il s’arrête à vingt pas. Il appelle ensuite le Capitaine F., commandant intérimaire de notre 3ème Bataillon et lui remet à la fois la Croix de Guerre et la Légion d’Honneur ; ensuite c’est le tour du Colonel Commandant le 94, à qui il remet la Croix de Guerre seulement. Puis le Général parle, assez longuement même, mais le vent souffle, des chevaux hennissent, et je ne parviens à entendre que quelques mots : « ... votre 94 est un des régiments de France qui a eu le plus de pertes et aussi le plus d’honneur... » Malgré toute mon attention, je ne puis entendre le reste. « Demi-tour ! » Tout le Régiment va se masser en haut du champ pour le défilé final. En colonne double de compagnies, nous défilons devant le Général d’abord, puis devant le Drapeau et nous reprenons sans nous arrêter le chemin de Bournonville, mais nous arrêtons bientôt, le Général ayant convoqué à la suite de la revue les officiers, adjudants et sergents-majors, et nous attendons ceux-ci pour rentrer.
10h00 — Les officiers et les sous-officiers supérieurs rentrent. Je serais curieux de savoir ce que le Général leur a raconté. Mais nous le saurons au déjeuner.
11h00 — Rentrée à Bournonville. Chacun est heureux de quitter son sac, ses musettes et son équipement. Puis la pause sur le terrain et la marche ont creusé les estomacs. Nous courons à la soupe que les cuisiniers, restés à cet effet, ont préparée. Immédiatement la question est posée aux adjudants et sergents-majors : « Que vous a dit le Général ?". Tout d’abord il leur a dit qu’il fallait beaucoup de courage et de ténacité « car la guerre n’est pas encore commencée ». Le mot est salué par une salve de « Ah ! » ébahis, mais la suite nous intéresse plus. Notre repos doit durer quinze jours si le front d’Argonne reste tranquille. Si l’ennemi n’attaque pas, non seulement notre repos sera plus long, mais nous quitterons le secteur ; nous ne retournerons plus aux Bois de la Gruerie. « Ah ! » d’espérance cette fois. Depuis la campagne, le 94 a eu 16 000 hommes hors de combat (tués, prisonniers et grands blessés inaptes à combattre à nouveau), a dit le Général. Nombre impressionnant, si l’on songe qu’il faut ajouter à cela tous les blessés, qui sont revenus une, deux, ou même trois fois, renforcer le Régiment après guérison et séjour au dépôt. Le Général a parlé des réformés rappelés qui renforcent actuellement nos bataillons et a dit qu’ils n’étaient pas des soldats comparables aux jeunes de l’active, ceci n’a pas besoin
de commentaires : des hommes reconnus autrefois impropres au service armé ne peuvent assurément devenir maintenant des soldats de premier ordre. Il ajouta, parait-il, que ces hommes cherchent à se faire évacuer par tous les moyens possibles : personnellement je ne le crois pas. Certainement, j’ai vu de ces cas, même étant au dépôt, mais je ne crois pas que ce soit la généralité. Enfin le Général a terminé en disant
que l’on avait nommé des sous-officiers qui pouvaient être très courageux, très braves et excellents dans les tranchées, mais qui ne savaient pas commander, et que pour ceux-là justement, ainsi que pour les hommes qui n’ont pas eu une instruction militaire suffisante, il fallait faire, au repos, l’exercice. J’aurais mauvaise grâce à nier qu’en temps de paix je ferais un piètre sergent, je le sais parfaitement. En temps de paix, on est sergent au bout de douze et quinze mois et je n’ai fait que cinq mois de classes ; je ne suis forcément pas à la hauteur ; mais les temps ont singulièrement changé, et m’est avis qu’actuellement ce ne sont pas des soldats de parade qu’il nous faut. De toute cette conversation entre le Général et les officiers et sous-officiers, je déduis que le Général a parlé avec ceux-ci très ouvertement, et même amicalement, et ceci est d’une grande importance, car j’ai toujours remarqué que de bonnes