18h10 — Un obus tombe sur la pente faisant face à notre baraquement, où sont assis nombre d’hommes ; aucun n’est touché. Tous cependant évacuent la position qui devient périlleuse car les allemands tirent rarement un seul coup au même endroit.

18h15 — Plus rien. Les allemands restent calmes.

19h00 — Il arrive un renfort du camp ; ils disent que le dépit se vide et qu’à part les territoriaux et les jeunes, il ne reste guère que les inaptes. Il paraît que la vie au camp est également changée : une discipline sévère règne maintenant dans toutes les compagnies et les punitions pieu-vent, pleuvent !

20h00 — Nous partons demain matin à 3h, pour un bivouac arrière. Distribution du pain et du vin pour le lendemain. Chacun boucle son sac et s’endort.

Samedi 12 juin 1915

3h00 — Je suis éveillé en sursaut par le cri de « au jus ! » ; c’est le réveil. Il fait à peine jour, heureusement que notre fourniment ne se compose pas de nombreuses pièces, sans quoi nous risquerions fort d’en oublier quelques unes, par ce matin sombre.

Folio 32

3h15 — Le ...ème d’infanterie arrive pour nous relever ; aussitôt est donné le signal du rassemblement et les sections s’alignent alors que le jour vient plus clair. Un fort brouillard règne au-dessus de nos têtes et nous préserve d’une attaque d’un aéroplane qui pourrait nous survoler. 3h30 — La Compagnie s’ébranle et gagne la forêt, direction Sud, l’inverse du front. Il fait bon aller sous les arbres par ce matin frais, mais le sac qui pèse et le canon qui gronde nous empêchent d’oublier la réalité, même un moment.

4h15 — Un ravin qu’il faut descendre pour remonter ; c’est fatigant, mais on ne s’arrête pas.

5h00 — Nous atteignons un bivouac, la Croix-Gentin ; c’est un immense village de huttes et de gourbis sous les arbres ; gourbis de terre en forme de pyramides à l’intérieur desquels il doit faire très humide, et huttes de branchages construites avec plus de soin et partant, plus confortables ; il y a même quelques grands baraquements comme ceux que nous occupions au repos, c’est sans doute pour les privilégiés. D’autres compagnies du 94 sont déjà là.

5h15 — Nous arrêtons sous les arbres pour la pause ; chacun met sac à terre. Va-t-on nous désigner des gourbis ?

5h30 — L’ordre arrive de rester dehors ; c’est dire que notre arrêt ici ne doit être que de courte durée. Je retrouve un ancien camarade de la 31ème Compagnie qui est arrivé hier avec le dernier renfort ; il confirme les bruits apportés par les autres hommes du renfort suivant lesquels la discipline du camp serait devenue très sévère.

7h00 — Nous sommes là, allant et venant ; les uns jouent aux cartes, les autres lisent, d’autres dorment. Que faire autre chose ? 8h00 — « En tenue ! » — Partirions-nous, par hasard ? Non, car on nous dirige sur des gourbis.

8h15 — Je suis installé dans un grand baraquement en bois, avec de la paille sur les bas flancs où nous serons à souhait ; en effet, une bonne couche de paille sous un bon abri, c’est tout ce dont un soldat peut rêver au front. Je viens de rencontrer plusieurs camarades de la classe 1915 ; si nous restons quelques jours ici, j’en retrouverai beaucoup, je crois.

10h00 — Tout le monde est installé sur la paille, à ne savoir que faire ; les plus heureux

sont ceux qui ont pu trouver le journal. Un coup d’œil rapide sur les gros titres me permet de voir qu’il n’y a toujours rien de nouveau. Pourvu qu’après avoir refoulé les russes, les allemands ne viennent pas se jeter sur les italiens ou sur nous.

15h00 — L’après-midi se passe comme la matinée, à ne rien faire. Les bruits ont cessé de courir, c’est la meilleure preuve qu’on ne sait rien.

19h00 — La soirée est fraîche ; il fait bon s’étendre sous les arbres avant de se livrer au sommeil. Je parle avec un jeune homme qui, comme moi, est allé en Angleterre, et nous nous demandons tous deux quand le plaisir de ces jours passés là-bas reviendra.

Dimanche 13 juin 1915

5h00 — Le café arrive ; aussitôt bu, on se recouche.

8h00 — Je viens de lire le communiqué au gourbi du Commandant ; nous avons enlevé un butin de guerre assez important aux allemands, autour d’Arras, mais ce n’est toujours pas une décision.

9h00 – Je descends à la source pour me laver. Là, jeretrouve encore plusieurs camarades d’une autre compagnie. Comme moi, ils se sont bien tirés de leurs premières journées de tranchées.

10h00 — Le journal arrive. Rien de nouveau.
15h00 — L’après-midi se passe tranquillement. Il fait très chaud dehors.

17h00 — Après la soupe, on va s’étendre sous les arbres pour prendre le frais.

20h00 — Toujours sous les arbres ; un ancien de l’active raconte des histoires de caserne et nous nous demandons tous quand nous revivrons de ces histoires. Nouvelle officielle : revue de tout le Bataillon demain à 8h30.

21h30 — Tout le monde, ou à peu près, est étendu sur la paille ; brusquement le Sergent commande l’extinction complète des feux ; on obéit, c’est un ordre venant du Colonel, paraît- il. On n’avait jamais pris une telle mesure auparavant.

22h00 — L’obscurité est complète. On entend une très forte canonnade et le feu des mitrailleuses. Encore une attaque, sans doute ?

Lundi 14 juin 1915

5h30 — Distribution du café, comme à l’habitude.

7h00 — On se tient prêt pour la revue. Nous allons sans doute savoir ce qui a été décidé sur notre sort.

8h00 — Rassemblement. Nous gagnons le terrain de la

revue, une vaste clairière avec quelques arbustes.

8h15 — Sans que nul ne s’y attende, le Colonel passe devant nous ; nous présentons les armes, le Colonel ne s’arrête pas.

8h30 — « Garde à vous ! » — Le Commandant arrive et inspecte le Bataillon dans tous ses détails. Le sac paraît encore plus lourd en restant ainsi sur place.

9h00 — Le Bataillon est rangé en formation carrée, te Commandant va parler. Tout d’abord, il distribue quelques ordres du jour obtenus à la suite des affaires des 1er, 2 et 3 juin. Le Commandant nous apprend qu’il y a quelques jours nous avons failli remporter près d’Arras la victoire décisive. « La cavalerie, dit-il, était déjà massée derrière nos lignes, prête à couper les communications arrières de l’ennemi, mais nous n’avons pas pu percer ». Nous nous étonnons de ces paroles qui ne sont pas tout-à-fait faites pour inspirer confiance. Il ajoute cependant qu’il espère que dans un temps prochain nous recommencerons ; espérons avec lui que cette fois nous réussirons. En même temps, il nous apprend que contrairement à ce que l’on prévoyait les jours derniers, nous n’allons pas quitter l’Argonne ; nous n’y serons

pas plus mal qu’autre part.

9h30 — Le speech terminé, nous nous préparons à défiler. Le défilé est très rapide, ensuite nous rentrons dans les gourbis. Nous ne savons quand nous retournerons dans les tranchées.

10h00 — Pendant la distribution de la soupe, J’apprends que nous partirons demain dans la nuit. Dans quel secteur irons-nous ? Je l’ignore.

12h00 — Nous nous préparons à quatre camarades à faire du café au lait, avec du lait concentré, et du café que l’un d’entre nous a reçu de chez lui.

12h30 — Le café est prêt ; c’est un vrai régal et nous le savourons lentement.

14h00 — Nous faisons la sieste sous les arbres ; il paraît que le secteur dans lequel nous irons n’est pas trop mauvais. Au dernier communiqué, nous avons légèrement progressé dans la région d’Arras.

17h00 — Une de nos compagnies va partir ce soir pour les tranchées ; nous irons sans doute la relever demain.

19h00 — Une corvée de ravitaillement rentrant de Florent nous apprend que le ...ème Chasseurs est en route pour Sainte-Menehould où le Bataillon va embarquer pour une destination inconnue. C’est bizarre qu’un régiment de

notre Division quitte le secteur alors que nous restons, il y a là quelque chose qu’on ne comprend pas.

21h00 — La canonnade est assez forte ; une alerte sans doute qui ne durera que quelques minutes.

Mardi 15 juin 1915

5h00 — Réveil ; la nuit a été froide et chacun se plaint de n’avoir pas eu chaud.

6h00 — Je descends à la source pour m’y laver ; beaucoup d’autres y sont déjà installés. Une conversation est engagée entre la plupart des assistants : un artilleur a été tué hier par une balle française et sa mort a dû être causée par l’imprudence d’un soldat qui chassait le sanglier aux alentours. En effet, beaucoup se permettent de chasser dans les bois environnant le cantonnement, et il arrive de ces accidents regrettables.

9h00 — Arrivée du journal ; c’est toujours à qui l’aura le premier, pourtant il ne donne rien de nouveau.

9h30 — Il parait que cette fois c’est un soldat du Génie qui vient d’être tué ; on recherche le chasseur.

15h00 — Rapport. Le secteur dans lequel nous allons aller demain est tranquille, nous dit le Lieutenant, mais il y aura sans doute des terrassements à faire. Travailler n’est rien quand les risques sont minces, mais par exemple il nous annonce que nous resterons huit jours

consécutifs en première ligne, ce ne sera pas très amusant.

18h00 — Grand nettoyage du cantonnement que nous quitterons à minuit. Chacun monte son sac, prépare les musettes pour n’avoir qu’à les Jeter sur son dos au moment du départ.

20h00 — Chacun s’étend sur la paille pour profiter des quelques heures de repos.

Mercredi 16 juin 1915

0h00 — Un sergent nous éveille, chacun s’équipe, mais dormirait bien encore cependant. Le cuisinier apporte le café, c’est un vrai sirop ; sans doute que demain il n’y aura pas de sucre du tout.

0h30 — Nous sortons du cantonnement. Il fait noir comme dans un tour dehors ; un par un, nous suivons l’homme de liaison qui, muni d’une lanterne sourde, nous conduit au lieu de rassemblement du Bataillon. Sommeillant à moitié, ne connaissant pas le chemin qui va sous les arbres, nous butons à chaque pas avant d’atteindre la route. Aussitôt arrivés là, le Commandant donne le signal du départ.

1h00 — La marche est relativement facile, bien qu’on se voit à peine à deux pas. Le

chargement est lourd, à cause du complément de cartouches que nous avons reçu.

1h30 — Arrivons à Vienne-la-Ville. J’essaye de reconnaître quelques endroits où je suis venu autrefois, mais impossible ; d’ailleurs, nous ne traversons pas le village dans toute sa longueur. À chaque instant, nous sommes croisés ou dépassés par des ravitaillements d’artillerie, ce qui entrave la marche.

2h30 — Vienne-le-Château. Le jour se lève sur les ruines de ce pauvre village où je suis passé déjà, la première fois que je me rendais aux tranchées.

3h00 — Nous atteignons les gourbis des troupes en réserve, puis enfin le boyau qui doit nous conduire à nos nouvelles tranchées.

4h00 — A la file indienne, nous avançons dans le boyau étroit qui mène à la première ligne. Tout est assez calme.

4h15 — Arrivons enfin aux tranchées ; elles sont en effet bien aménagées : fils de fer recouvrant les murs pour éviter la chute de la terre, chambres de repos pour ceux qui ne sont plus de garde, etc. D’après ceux que nous relevons, le secteur n’est pas mauvais ; nous allons juger par nous-mêmes.

Préc. Suivant