signifie cette halte ?
15h00 — La halte se prolonge ; quand on prend la direction du repos, on trouve toujours que l’on va trop lentement.
15h30 — Il paraît que nous allons retourner à Beaumanoir pour y manger la soupe. Nous ne partirons qu’à 19h ce soir. Pourquoi ce retard ? Craint-on que le bombardement à coups de minen ne soit le précurseur d’une attaque allemande ?
16h00 — La soupe arrive. Nous ne sommes pas retournés à Beaumanoir. Il tombe toujours quelques obus. Les compagnies qui ont été relevées de première ligne où elles recevaient des minen disent que leurs tranchées ont été fortement endommagées. Ce n’est certainement pas sans but que les allemands font cela.
17h00 — Pas de changement.
19h00 — Nous mettons sac au dos et partons enfin. Nous avançons d’abord sur un chemin de rondins glissant.
19h30 — Nous atteignons la route ; la marche est plus facile, malgré une boue assez épaisse.
20h00 — Vienne-le-Château. Depuis notre dernier
passage qui date d’à peine quinze jours, le village a bien souffert encore. Des pâtés de maisons qui n’avaient été que partiellement atteints par les obus sont maintenant détruits par le feu. Il ne reste plus que des pans de murs noircis et un monceau de décombres.
21h30 — Après avoir croisé des convois de ravitaillement en vivres et munitions, nous atteignons Vienne-la-Ville. Comme la première fois que je suis passé ici, les ténèbres m’empêchent d’y voir et de reconnaître quoi que soit. Il me semble toutefois qu’il y a beaucoup moins de troupes ici qu’à Vienne-le-Château.
22h00 — Nous avançons toujours sur la route et commençons à être fatigués : le sac est lourd et voilà quinze jours que nous n’avons fait une bonne nuit.
22h30 — Le chemin nous semble long. À tous ceux qui nous dépassent ou nous croisent, nous demandons combien il y a encore jusque Moiremont (car il paraît que c’est là que nous allons). Les réponses sont évasives.
23h00 — Un carillon nous annonce un village, c’est Moiremont. Il y a longtemps que nous n’avions
entendu un son de cloches. Nous arrêtons devant un cantonnement.
23h10 — Nous venons de prendre place dans un grenier, très bien aéré, trop bien même, car il est pour ainsi dire ouvert de trois cotés ; les murs sont faits de planches disjointes et le plancher tient à peine. La paille manque, il faudra coucher à même sur la planche ; on y dormira bien quand même, car nous sommes exténués. En dessous de nous, c’est une écurie occupée par huit ou dix chevaux.
23h15 — Nous sommes installés tant bien que mal.
Mercredi 30 juin 1915
3h00 — Le canon tonne terriblement. Il doit y avoir une terrible attaque sur un large secteur. 4h00 — Je me suis endormi à nouveau et suis brusquement éveillé par des cris du garde d’écurie d’au-dessous. C’est à cause de ses chevaux, tout simplement ; aussi lui envoyons- nous nos louanges pour nous avoir éveillés si tôt et sans raison.
5h00 — Le canon tonne toujours. Ce doit être épouvantable en première ligne, car ce n’est plus une
simple petite attaque certainement.
6h00 — II arrive des blessés en grande quantité ; presque tous sont du régiment qui nous a relevés hier.
7h00 — Le café arrive seulement. La conversation roule uniquement sur le combat de la nuit ; on n’a pas de détails, mais les allemands ont dû avancer après un bombardement terrible. Nul doute qu’ils n’aient été arrêtés.
8h00 — Je vais au ruisseau en compagnie de trois camarades pour m’y laver un peu d’importance. Voilà quatorze jours en effet que nous n’avons pu nous passer un peu d’eau sur la figure.
9h00 — Après un nettoyage sérieux, nous rentrons au cantonnement, puis ressortons pour voir s’il n’y aurait pas moyen de se ravitailler un peu pour faire un bon repas. Effectivement nous trouvons des petits-beurres, du vin d’un prix exorbitant (trois francs la bouteille ordinaire), de la salade, de la confiture et d’autres douceurs ; même des cerises que l’un d’entre nous est allé cueillir aux environs.
9h30 — Le Colonel du ...ème Régiment a été tué ce matin et deux capitaines blessés ; je viens de voir ces deux derniers. Qu’est-ce qui a da se passer cette
nuit ?
10h00 — Le bruit court que nous n’allons pas rester ici, contre-coup des affaires de la nuit. Peut-être aura-t-on besoin de nous pour tenir ?
10h30 — Après avoir prévenu le Sergent, nous nous rendons chez de braves gens (car il faut que je dise qu’ici il y a des civils, encore une nouveauté pour nous autres) qui acceptent de nous faire une omelette et de préparer notre salade. Nous mangeons dans des assiettes et buvons dans des verres : quel luxe pour des barbares comme nous.
11h00 — Le repas va son petit train, l’appétit est excellent et nous avons du vin en quantité suffisante.
11h15 — Quelques obus sifflent, mais vont éclater beaucoup plus loin. Brusquement, le monsieur chez qui nous sommes nous presse de sortir, il craint le bombardement ; pour répondre à son désir, et c’est d’ailleurs la moindre des choses à faire, nous nous retirons après avoir réglé. C’est égal, nous n’aurions pu supposer une fin de repas aussi brève ; par bonheur, nous avions presque terminé. Nous aurions bien essayé de faire comprendre à ce monsieur qu’il n’y avait rien à
craindre, mais nous comprenons bien sa peur. Il va se réfugier dans une cave.
12h30 — Nous rentrons au cantonnement ; il parait que nous sommes en alerte. Rapidement, je boucle mon sac pour être prêt en cas de départ précipité. Je crois avec les autres que nous aurons bien du mal à avoir notre temps de repos prévu.
13h00 — Les bruits les plus divers circulent : les allemands se seraient avancés assez loin dans nos lignes ! C’est assez peu probable. Il ne faut pas ajouter foi à tous ces bruits non confirmés.
15h00 — Pas de changement. Les ambulances défilent toujours.
17h00 — Nous mangeons ce qui reste de notre repas de midi, puis allons nous étendre sous des pommiers, à proximité du cantonnement.
17h30 — Deux aéroplanes français survolent tantôt les lignes françaises, tantôt les lignes allemandes. À deux ou trois kilomètres d’ici se trouve un ballon d’observation français. Il est en descente en ce moment.
20h00 — Au moment de rentrer au cantonnement, le canon recommence à gronder ; c’est sans doute le début d’une contre-attaque.
21h00 — Nous sommes étendus dans la paille. Le canon gronde de plus en plus.
Jeudi 1er juillet 1915
3h00 — Je suis éveillé par le canon ; le combat doit encore être épouvantable.
6h00 — Le café bu, j’accompagne une corvée de balayage des rues. C’est un travail plus long que difficile ; je n’ai pas à y mettre la main, mais ce n’est pas intéressant de regarder des hommes balayer pendant deux heures.
9h00 — A peine rentrés au cantonnement, on nous prévient de nous tenir prêts et propres. Nous allons rendre les honneurs au Colonel du ...ème tué hier. Chacun astique, brosse, cire, et finalement est propre comme on peut l’être en campagne.
9h30 — On entend une musique qui joue dans un coin du village. Tous les jours, il y a concert par la musique d’un régiment quelconque. Je me demande s’il devrait être permis de faire de la musique à l’arrière, alors qu’à quelques kilomètres, sur le front, il y a des hommes qui se
font tuer, déchiqueter, et que l’on emporte en morceaux affreux à voir dans des toiles de tente. Espère-t-on par cette musique nous égayer ? Sans doute, mais je remarque que sur mes camarades aussi bien que sur moi, c’est l’effet
contraire qui se produit. Peut-être que les militaires qui se trouvent dans le village, et qui pour une raison ou pour une autre vont jamais aux tranchées, trouvent du plaisir à écouter la musique, mais pour nous qui ne prenons ici que quelques jours de repos, le cas est différent ; cette musique nous fait sentir que pendant que nous souffrons dans la tranchée il y en a qui s’amusent à l’arrière. C’est l’avis de plusieurs de mes camarades, c’est pourquoi je soulève cette question.
11h00 — Il passe quelques blessés. Je crois qu’il est bon de ne pas trop s’éloigner du cantonnement ; une alerte est possible.
14h00 — Le courrier arrive.
14h15 — L’ordre arrive de boucler les sacs. Moitié des hommes sont absents, partis en corvée commandée.
14h20 — Un agent de liaison accourt. « Immédiatement en tenue, et rassemblement pour le départ ! » Cette fois c’est l’alerte véritable ; à mon avis, nous avons bien fait de profiter hier de notre repos car le voilà aux vents.
14h25 — Les hommes de corvée rentrent par petits groupes, beaucoup cependant manquent.
14h45 — La Compagnie est rassemblée, ainsi que les trois autres du Bataillon. Nous partons pour Ronchamps, paraît-il. Il manque encore des hommes à l’appel.
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15h00 — Le signal du départ est donné. Un sergent reste pour emmener ensuite les retardataires. C’est bien la preuve que notre départ ne souffre aucun retard. Nous partons au pas cadencé et l’arme sur l’épaule jusqu’à la sortie du village. Il fait une chaleur torride et les nombreux convois qui nous croisent ou nous dépassent soulèvent des nuages de poussière qui s’abattent sur nous. Bientôt un Escadron de Chasseurs d’Afrique nous dépasse ; tous ont la nouvelle tenue kaki et sont montés sur des chevaux rapides. Nul doute qu’ils ne laissent leur monture en chemin puis n’aillent aux tranchées.
15h30 — Nous quittons la route pour suivre un sentier à travers bois et éviter ainsi le feu de l’artillerie ennemie. Nous faisons bientôt une pause.
16h30 — Traversons un ravin par lequel nous étions déjà passés en allant au repos à La Croix-Gentin.
17h15 — Arrivons au Ronchamps et formons les faisceaux devant les baraquements. Il est interdit de se déséquiper, nous pouvons partir d’un moment à l’autre.
18h30 — Assistons à un combat aérien. Un aéro français fond sur un aéro allemand et l’atteint certainement à coups de mitrailleuse car celui-ci ne tarde pas à descendre assez précipi-
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-tamment.
21h00 — Nous allons partir à 21h30, paraît-il, et la soupe du soir n’est pas encore arrivée. Chacun touche à ses vivres de réserve.
21h30 — A partir de là, je perds la notion du temps, tant les incidents se succèdent avec rapidité. Nous partons alors qu’un violent duel d’artillerie commence ; des obus éclatent non loin de nous, il semble que l’on se faufilerait dans un trou de souris pour éviter leur atteinte. Nous continuons notre route sur le flanc d’une colline qui nous préserve des obus, mais ceux- ci sifflent au-dessus. Le bombardement est sans doute trop violent de l’avis du Commandant pour essayer d’atteindre la crête, car on nous fait aplatir derrière un parapet et attendre. C’est un bruit étourdissant de canons qui tonnent et d’obus qui éclatent avec des éclairs rouges. Puis le bombardement diminue d’intensité, on va tenter alors de gagner la crête et d’arriver à Vienne-le-Château. Par petits groupes, à cinquante pas les uns des autres, nous avançons rapidement et la traversée se fait sans encombre, heureusement. A peine descendus de la crête, plusieurs d’entre nous, puis tous ensuite, se plaignent de picotements dans les