yeux en même temps qu’une certaine odeur que je ne pourrais définir nous prend à la gorge. Nul doute que les derniers obus allemands ne contenaient des gaz asphyxiants. Vivement nous mettons nos lunettes et nos respirateurs. Je dois dire que l’odeur à la gorge n’est pas très forte, pourtant un de mes voisins vomit. Les yeux souffrent plutôt et ne cessent de pleurer. Enfin nous traversons Vienne-le-Château et allons à cent mètres de l’autre côté du village où nous allons sans doute passer la nuit. En effet, au bout d’un quart d’heure environ, nous sommes conduits dans un baraquement où toute la Section se loge. On y est très serrés, mais on se case comme on peut. Lorsque chacun fut étendu sur la paille, il était environ 23h30. Nous sommes ici en réserve, et d’un moment à l’autre l’ordre peut arriver d’aller de l’avant. La soupe n’a pu venir.
Vendredi 2 juillet 1915
3h00 — Violente canonnade. Nous ne sommes pas alertés.
6h00 — Le café arrive ; le canon ne cesse guère, pas plus que la fusillade d’ailleurs ; on doit se battre sans cesse dans différents secteurs.
9h00 — C’est toujours la même situation. Nous
craignons d’être alertés à chaque instant ; il passe des blessés en quantité, la plupart blessés aux bras où à la tête.
14h00 — L’ordre arrive de s’équiper immédiatement. Ceci fait, nous sortons et nous préparons à aller en ligne. Pour la seconde fois en vingt-quatre heures, je ne sais plus à quelle heure exactement se passent les évènements, tant le moment est tragique. Il serait impossible de décrire ce qui se passe alors et ce qui suit ne peut en donner qu’une faible idée. Par rafales, les obus allemands tombent et éclatent à quelques mètres du boyau de communication avec un bruit de tonnerre et lançant des milliers d’éclats qui sifflent au-dessus de nous ; quelques- uns même atteignent certains d’entre nous à la tête ; vivement ils lâchent leur sac, leur équipement, et courent à l’arrière se faire panser. Bientôt c’est la course folle dans le boyau qui monte, avec le sac qui vous brise le dos ; la chaleur est torride et le tumulte ne cesse pas. Tous les dix pas, nous croisons des blessés, les uns soutenant leur bras, d’autres essayant avec un doigt ou la main de fermer une blessure. Il y en a qui ont la tète en sang et qui sont affreux à voir.
Folio 93
Cependant la course continue dans cet interminable boyau et la sueur me coule de partout, je me sens tout trempé ; quand même, on court. Brusque arrêt ; on se baisse pour éviter les éclats, le sol est moucheté du sang des blessés. On repart et tourne à droite, et on
continue à courir à travers des travées et des travées qui semblent n’être occupées que par peu de poilus. Puis on arrête, on se place dans les travées. « Desserrez ! » On desserre. « Resserrez ! » On resserre. Et toujours la pluie d’obus, mais plus loin en arrière ; en avant c’est la fusillade effrénée et l’explosion des pétards, bombes et grenades. Quelle affreuse tuerie ce doit être. Je crois que nous allons rester là, car on nous ordonne de mettre sac à terre. Une Compagnie sœur passe, ayant laissé son sac en arrière : indice qu’ils vont pour une besogne pressée, une charge à la baïonnette certainement. Nous sommes très énervés ; pourtant assez rapidement le calme renaît. Allons-nous passer la nuit ici ? Non, nous remettons sac au dos et reprenons le chemin par où nous sommes venus. Lorsque nous rentrons au gourbi, il est 17h. Tous nous sommes d’accord pour dire que nous venons d’en voir une fière ; pourtant nous n’avons
que des pertes infimes.
18h00 — Les blessés passent toujours, plus grièvement atteints ceux-ci ; à travers les boyaux on les porte sur des civières, puis arrivés à la sortie de ce boyau, on les accroche sur une voiture de blessés à bras et ainsi on les emmène à Vienne-le-Château où ils seront pansés soigneusement.
20h00 — Les blessés défilent toujours. Je me couche non sans me demander si nous serons tranquilles cette nuit.
22h00 — Attaque. Nous nous équipons et attendons des ordres.
22h10 — L’attaque étant terminée, nous nous étendons à nouveau.
Samedi 3 juillet 1915
1h00 — Nouvelle attaque. Pas d’alerte.
2h00 — Alerte. Nous partons pour les tranchées, cependant tout est calme. À quoi sommes- nous encore destinés ? Nous suivons le boyau, mais sans nous presser ; nous passons près des positions que nous occupions hier après-midi, mais allons plus loin et arrivons bientôt au boyau conduisant en première ligne. Donc nous allons en première ligne, c’est un fait certain.
3h00 — Nous stationnons dans le boyau dont les parapets sont couverts de sacs renfermant des pétards et des cartouches. On nous a fait mettre sac à terre, est-ce que nous irions à la baïonnette ? il fait jour, pourtant les allemands lancent encore des fusées éclairantes et chaque fois que l’une d’elles passe au-dessus de nous, nous nous faisons tout petits pour ne pas être repérés.
3h30 — Nous avons remis sac au dos, donc pas de charge pour le moment, et nous continuons notre chemin à travers les tranchées occupées par un régiment qui a perdu sa première ligne il y a quelques jours. Comme il n’est pas en mesure de la reprendre, on fait appel aux autres régiments et c’est ce qui nous vaut de venir à l’attaque au lieu d’être restés tranquilles à Moiremont.
4h00 — Nous passons sous un souterrain et à sa sortie... plus de tranchée !!! La forêt tout autour. Dans quelle direction sont les boches ? Nous avançons prudemment et arrivons à deux
cents mètres de là derrière un petit parapet derrière lequel nous nous abritons ; il y a là notre Compagnie sœur dont j’ai parlé la veille, que nous venons renforcer.
Chaque homme s’est creusé un petit trou pour se dissimuler. C’est presque la guerre en rase campagne. Nous apprenons par nos camarades de l’autre compagnie que, comme nous l’avions pensé, ils ont chargé hier à la baïonnette et ont chassé l’ennemi d’un réseau de boyaux assez important, mais encore incomplet, et nous croyons avec eux que nous venons pour une nouvelle charge qui nous rendra maîtres de nouveaux boyaux. Pendant leur charge de la veille ils ont eu quatre tués et trente-deux blessés, dans seulement deux sections ; c’est beaucoup, mais les gains sont appréciables.
4h30 — Ma demi-section reçoit l’ordre de gagner les positions conquises la veille ; l’attaque partira sans doute de là. Le Lieutenant m’ordonne de fermer la marche, de sorte que la demi- section une fois entrée dans le boyau, c’est moi qui en garde l’entrée.
5h00 — On a réussi sans charger à pousser le barrage de vingt mètres dans le boyau conduisant aux lignes allemandes. Les boches eux aussi ont construit un barrage et tentent au moyen de tous les projectiles possibles de détruire notre barrage pour avancer à leur tour, mais c’est bien gardé et ils ne peuvent faire un pas. Le Caporal de la 1ère
est atteint au bras par une balle ; il court à l’arrière. Trois bombardiers sont atteints en tentant d’avancer encore le barrage. Les bombes et pétards pleuvent ; là où je me trouve, je suis assez bien garanti. Les officiers qui dirigent l’action sont à deux pas de moi.
6h00 — Il tombe des crapouillots en avant de nous. On entend les allemands creuser une tranchée face à nous ; par dessus le parapet, nous tirons sur eux, mais ils sont en contre-bas ; toutefois il est probable que plusieurs soient atteints. Eux aussi tirent sur nos hommes qui mettent le boyau reconquis en état de défense.
8h00 — Il n’est plus question de charge à la baïonnette. Bien que ça n’était pas une perspective intéressante, nul d’entre nous ne tremblait ; d’ailleurs le matin est si beau qu’on le croirait choisi pour l’offensive. En me renseignant, j’apprends que c’est là en avant que deux compagnies ont été ensevelies sous leurs tranchées ; en effet la route de Beaumanoir est légèrement à notre gauche.
10h00 — Chaleur insupportable. Toujours quelques coups de fusil de part et d’autre. Il doit y avoir quelque boche grimpé dans un arbre, car
à plusieurs reprises différentes, des balles viennent s’aplatir sur le sol : il veut nous canarder à merci ; jusqu’ici il n’a pas fait de victime.
12h00 — Il fait une chaleur effrayante et pas d’ombre. Il y a un cadavre français dans nos lignes que l’on n’a pu encore ensevelir et qui est couvert de mouches ; on jette une toile de tente sur lui.
13h00 — Il y a un homme qui dit avoir descendu un boche de dedans un arbre. Est-ce vrai ? Je ne l’ai pas vu.
14h00 — Un homme de mon escouade a le sommet de la tète traversé par une balle et il saigne beaucoup. Il ne doit être que légèrement atteint car il n’a pas perdu connaissance. Un sergent le panse rapidement et il part accompagné.
15h00 — Je reçois l’ordre d’accompagner un lieutenant du Génie près du nouveau barrage ; il doit être chargé d’entreprendre des travaux dans ces positions : je le conduis près de l’officier qui est dans le boyau. A peine sommes nous arrivés là que l’homme qui gardait le barrage pousse un cri affreux ; il se sauve dans le boyau, la main affreusement mutilée : deux doigts pendent, sanglants ; il est atteint également à la figure. Un tel
spectacle nous retourne le cœur. Cette blessure a dû être causée par l’éclatement d’un pétard allemand ; pourtant je n’ai pas distingué d’explosion et c’est peut-être l’œuvre d’une balle.
16h30 — Des officiers du ...ème Régiment prennent les consignes ; je pense que nous serons relevés avant la nuit.
17h00 — La soupe mangée (on l’apporte ici au prix de mille dangers, puisque sur environ trois cents mètres il n’y a qu’un petit parapet de terre qui garantit), je prends la garde dans le boyau repris depuis hier.
18h00 — La relève arrive. Sans nous faire prier, nous passons les consignes aux remplaçants, puis mettons sac au dos et partons. Arrivés dans le boyau qui conduit à l’arrière, la file s’arrête, puis longtemps reste stationnaire. C’est incompréhensible qu’au moment de la relève on ne puisse laisser les boyaux entièrement libres, car bientôt on se presse, on s’entasse, et un seul obus tombant à quelques pas de là causerait des pertes effrayantes.
19h00 — Enfin, avec bien du mal, nous arrivons en seconde ligne, puis en troisième, et c’est là que nous allons passer la nuit. Nous croyions aller plus loin, mais nous sommes contents d’être là, car on y est presque entièrement en sécurité (si ce n’est quelques
obus). Les tranchées sont larges et la surveillance moins sévère ; les allemands sont à un kilomètre et il y a des troupes entre eux et nous.
20h00 — Nous mangeons un peu, puis on s’étend. Je parle pour les autres en ce moment, car je dois prendre la garde jusqu’à 23h30.
22h00 — Je fais quelques rondes pour m’assurer que l’on veille.
23h30 — J’éveille le caporal qui me relève et m’étends à mon tour à la belle étoile, et je ne tarde pas à m’endormir.
Dimanche 4 juillet 1915
5h00 — Café au lait concentré ; c’est très bon. J’ai dormi comme un loir, la tête sur mon sac. Il y a eu une attaque vers 2h, parait-il, je n’ai rien entendu.
6h00 — Le bruit court que nous retournons aux tranchées ce matin. Veulent-ils donc notre peau ? Ils ont pourtant la graisse et nous avons bien besoin de repos.
8h00 — « Sac au dos ! » Nous retournons aux tranchées, non pour surveiller, mais pour taire les corvées d’eau, de munitions, etc... Ce sera sans doute fatigant, mais moins énervant, et nous aurons la nuit tranquille, espérons-le !