MAURICE LASALLE DANS LA GRANDE GUERRE
En dépit de plusieurs lacunes temporelles concernant le parcours de Maurice Lasalle, nous trouvons quelques informations concernant son arrivée dans l’armée française. D’après sa fiche matricule, Maurice, 19 ans, fut incorporé à compter du 17 décembre 1914 en tant que 2e classe, arrivé au corps le même jour. Par ailleurs, le Colonel Maurice Loret signale que Maurice fit ses « classes » au camp de Coëtquidan, en Bretagne. En partance pour le front, les notes personnelles du soldat débutent le dimanche 23 mai 1915. La destination est alors inconnue, on parle du nord d’Arras, « où la lutte est chaude », d’un renfort en Argonne ou encore des Dardanelles.
Attardons-nous sur la forme de ce « journal » : il s’agit d’un ensemble de 134 feuillets individuels de différentes dimensions : certains mesurent 221 millimètres sur 172 mm, d’autres 135 mm par 112 mm. Chaque feuillet est numéroté et utilisé à la fois au recto et au verso. L’outil d’écriture fut probablement un crayon à papier. D’après nos lectures, extrêmement peu de fautes de grammaire, syntaxe ou orthographes sont à signaler. Le vocabulaire choisi est également très soigné. Probablement en raison de la censure postale, les numéros des régiments furent effacés lors de la rétribution des effets personnels de Maurice à sa famille. Maurice entretenait également des liens avec ses parents par le biais de lettres dont l’expédition était parfois retardée. De fait, la pratique épistolaire, permettant de garder un contact avec le monde des « normalement vivants », fut énormément présente au cours du conflit. Surpassant l’appareil de censure de l’État, les combattants écrivirent en moyenne plus de 1000 lettres chacun au cours du conflit. Une certaine complicité était notable avec son père plutôt qu’avec sa mère, catholique aimante réfugiée à Vichy.
Les notes personnelles de Maurice Lasalle, allant du 23 mai au 12 septembre 1915, ne sont pas sans rappeler le style adopté par Maurice Genevoix, élève de l’École normale supérieure quand la guerre fut déclarée. De fait, à l’exception de dialogues et mises en situations fréquentes chez l’auteur de Ceux de 14, la manière de dater, de relater les faits sans concession et d’exposer ses différents sentiments se retrouve dans les écrits de Maurice Lasalle. Une certaine nuance s’impose toutefois, puisque Genevoix fut publié, dès 1915, et soit utilisa l’autocensure, soit fut victime de la censure des éditeurs concernant certains passages. Lasalle n’était pas un antimilitariste de la première heure, mais sa critique du conflit, en 1915, est le fruit de réflexions intérieures et de conditions physiques et psychiques mises à rude épreuve. Parti le 23 mai 1915 du camp de Coëtquidan, Maurice Lasalle, appartenant au 94e Régiment d’Infanterie, prit le train afin d’être affecté aux zones de front. Passant par Laval, Le Mans, Chartres, Orléans, Montargis, Saint-Dizier, il en déduit le mardi 25 que sa destination sera probablement en Argonne. Le mardi 1er juin, il atteint Vienne-le-Château (Marne). Maurice stationna dans cette zone de l’Argonne durant l’ensemble de sa participation au conflit. Dans un premier temps à une quinzaine de kilomètres au nord de Sainte-Menehould pour les combats et à la même distance au sud pour le repos. Peu après, il arriva en Champagne, au nord de Mourmelon pour prendre part aux combats, stationnant en repos entre Épernay et Châlons-sur- Marne. Au vu de la très grande quantité d’écrits laissés par Maurice Lasalle, nous ne relèverons que quelques passages singuliers. Avec une observation très fine, la plupart des notes de Lasalle constituent des descriptions de la vie quotidienne dans les tranchées et à l’arrière. Il semble que ces notes furent écrites de prime abord pour lui-même. Lors de l’entrevue avec son père, il décrit celui-ci à la troisième personne, marquant une distance entre sa narration et les potentiels lecteurs de ses notes après la guerre, à savoir ses parents.
Maurice Lasalle (à gauche) accompagné de trois camarades du 94e Régiment d’Infanterie (1915, lieu inconnu, Archives familiales de Jean-Marie Loret)
Les références à son village natal, Sillery, sont tardives : Maurice en parle uniquement à deux reprises, à partir du lundi 12 juillet 1915, où les vers luisants lui rappellent le canal proche de la maison familiale. Le samedi 31 juillet, en train, il fantasmait à l’idée de rejoindre Sillery, ignorant sa prochaine destination. Enfin, quelques heures plus tard, en atteignant Mourmelon, il écrivit : « Trois pas seulement me séparent d’Ambonnay où est papa, et je distingue facilement Verzy et les taches blanches que forment les carrières de terre sulfureuse au sommet de la Montagne de Reims. Être si près de chez soi et ne pouvoir y aller, c’est un vrai supplice de Tantale. Mais je me sens le cœur plus léger d’être dans ma région. Peut-Être le hasard voudra-t-il que je combatte sur notre propre sol. Je le souhaite. » Cette formule a une symbolique très forte : elle montre la détermination patriotique toujours prégnante chez Lasalle, et la volonté de défendre sa terre, bien qu’il l’ait quittée plusieurs années au profit de deux grandes capitales européennes. Il put voir son père Henri Lasalle par deux fois en août 1915, resté chez Monsieur Pol Cochet à Ambonnay (Marne). Le 8 août à 10 h 30, ils parviennent à se rejoindre à Mourmelon : « je n’aurais jamais songé il y a quelques semaines à peine que nous aurions pu nous rencontrer au cours des hostilités ; nous sommes des privilégiés. » Le mardi 17 août, il profita d’être stationné à Ambonnay pour à nouveau voir son père après avoir défilé. Il fut logé chez Monsieur Cochet, dans un « luxe » qu’il avait oublié : « Ce soir je vais coucher dans un lit, chose qui ne me sera pas arrivée depuis avril dernier. » Le soldat assis, au centre de la photographie était un ami de Lasalle né à Sillery en 1893 nommé Marcel Trousset, né en 1893 et mort en 1970. Il perdit un bras au cours du conflit. (Propos rapportés par Jean-Marie Loret).
L’argot des tranchées est progressivement assimilé par Maurice Lasalle, d’abord mis entre guillemets, ces derniers devinrent caducs en l’espace de quelques mois. Les mots les plus fréquemment utilisés désignent l’alimentation et les armes ou outils de guerre. Ainsi, les termes « jus », « singe » ou même « boîte à singe » reviennent le plus souvent, le jus désignant le café et le singe, terme d’argot militaire depuis 1895 renvoyant aux boîtes en conserve contenant de la viande de bœuf de piètre qualité. Ainsi, le « singe » faisait partie des rations alimentaires distribuées par les autorités militaires aux poilus sur le front. En outre, Maurice Lasalle s’efforça de définir certains termes argotiques comme la soupe : « La soupe arrive. (Nous appelons indistinctement « soupe » tout ce que l’on nous apporte à manger [...] » ou le casque surnommé « casserole ». Les armes de guerre sont l’objet d’une attention toute particulière et sont définies avec précision, à la manière d’un ingénieur : « nous passons sous la « saucisse » (le ballon d’observation) », « Pétard d’assaut [...] qui explose avec un bruit si fort qu’il commotionne les occupants de la tranchée sur plusieurs mètres de rayon ». La définition des « minen » est particulièrement pointilleuse lorsqu’il narre que « Nos gourbis ne sont plus bombardés, mais voici que nos premières lignes, celles de notre secteur principalement, sont bombardées par des « minen ». C’est le nom que nous donnons aux projectiles lancés par les « Minenwerfer » ; leur effet est terrible. Ces projectiles, d’un poids de 80 kg sont chargés de 50 kg de tolite, explosif remplaçant la dynamite et qui explose avec un bruit cinglant en détruisant d’un seul coup des éléments de tranchées. Heureusement que leur vitesse n’est pas énorme et qu’on les voit arriver souvent ».
Enfin, en dépit d’un séjour d’un à deux ans à Berlin, le patriotisme et le vocabulaire des tranchées eurent raison de certaines joutes verbales adressées par Maurice Lasalle. Ciblant probablement davantage les soldats allemands que le peuple dans son entièreté, le mot « boche » fut usité à 31 reprises en tant que nom, et pour la première fois le 10 juin. L’adjectif « boche » apparaît 4 fois dans l’ensemble de ses notes, et nous ne relevons qu’une seule fois l’expression de « Fritz le Boche ». Le terme de « boche », utilisé comme substantif ou comme adjectif est avant tout un sobriquet ironique, désigne l’Allemand en langage familier. Son étymologie est incertaine, le mot est toutefois attesté dans le vocable français depuis 1866. Il pourrait d’emblée paraître comme étant patriotique ou teinté d’une haine terrible à l’égard des Allemands. Toutefois, s’imposant de manière massive tant chez les combattants que chez les civils, ce mot intrinsèquement péjoratif put également être utilisé de manière habituelle, employé sans aucune animosité ou hostilité.