Consacré au patrimoine photographique hérité de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN ; 1936-1966), conservé en France et en Afrique de l’Ouest, ce projet de recherche financé par le DIM-MAP (2021-2022) vise à réévaluer l’importance de ces matériaux visuels méconnus et à enclencher un processus de conservation et de valorisation. Alors que l’histoire de l’IFAN, devenu l’Institut Fondamental d’Afrique Noire en 1966 (Université Cheik Anta Diop, Dakar), suscite un regain d’intérêt parmi les historiens des sciences et de la colonisation (De Suremain 2007, Bondaz 2020), les dizaines de milliers d’images produites dans le cadre de l’ambitieuse politique photographique de l’Institut depuis les années 1940 (Mauuarin 2020) sont aujourd’hui pour l’essentiel mal identifiées et peu utilisées. Si ces photographies constituent de précieuses sources pour l’histoire des sciences coloniales, dans la mesure où elles ont été produites par la principale institution scientifique et interdisciplinaire française en Afrique de l’Ouest au XXesiècle, elles représentent également un riche patrimoine visuel africain de par leur histoire et leur contenu, dont il y a tout lieu de reconsidérer la valeur et les modalités d’accès.
Par le biais d’une enquête visant à cartographier le patrimoine photographique de l’IFAN réparti entre l’Afrique de l’Ouest et la France, par la mise en ligne d’une partie de ces images et la création d’outils permettant de les explorer, le projet entend répondre aux objectifs scientifiques suivants :
- Contribuer à l’histoire des sciences en Afrique de l’Ouest et valoriser des sources visuelles méconnues relatives à l’histoire et aux patrimoines culturels et naturels de cette région.
- Renforcer et accroître la connaissance d’une histoire géographique et matérielle de la photographie coloniale au XXe siècle.
- Stimuler une réflexion critique et d’ordre épistémologique concernant les enjeux actuels et postcoloniaux de la conservation et de la diffusion des matériaux patrimoniaux produits durant la période coloniale.
Afin de répondre à ces objectifs scientifiques, le projet se déploiera selon trois axes :
Axe 1/Géographie contemporaine des photographies de l’IFAN
L’objectif de cet axe est d’inventorier et de géolocaliser les corpus de photographies de l’IFAN, produites dans le cadre de recherches en sciences naturelles et en sciences humaines menées par les membres de l’institut dans toute l’Afrique de l’Ouest. Cerner la masse et la dissémination de ces objets permettra d’une part de réévaluer le rôle joué par l’institut dans la construction des cultures visuelles de ces sciences dans cette aire géographiques et d’autre part de rendre compte de son étendue patrimoniale.
La répartition actuelle de ces images résulte d’un processus complexe imbriqué dans l’histoire coloniale et l’histoire des sciences. Si environ cent mille photographies sont conservées au sein de l’IFAN actuel (Dakar), de nombreux autres corpus se situent hors de cet Institut. Cela est dû, d’une part, au fonctionnement historique de l’Institut : les antennes locales (Centrifan) présentes dans chaque pays de l’Afrique Occidentale Française possédaient leurs propres photothèques. Les établissements actuels, qui ont été créés en lieu et place de ces centrifans, conservent parfois une partie de ces photographies ; c’est le cas du CRDS de Saint-Louis, et peut-être des musées de Bamako, Abidjan et Niamey. D’autre part, le changement de statut de l’Institut au moment des Indépendances a conduit à des déplacements de corpus vers la France, notamment par le biais des chercheurs : la majorité des photographies conservées au Musée du quai Branly – Jacques Chirac (MQB) a été « rapportée » par B. Holas, directeur du centre de Côte d’Ivoire, et le Musée d’Aquitaine (MAQ) conserve le fonds constitué par G. Duchemin, directeur du centre de Saint-Louis. Dans le cadre de cet axe une enquête sera menée en France et au Sénégal afin de repérer et d’identifier des fonds photographiques liés à l’IFAN. 1) En France, la recherche concernera les chercheurs qui ont travaillé au sein de l’IFAN : cela passera par l’étude des fonds déposés au sein d’institutions (G. Balandier à la BNF, Th. Monod au MNHN, R. Mauny à la BRA), et par des contacts avec des chercheurs ou leurs ayant-droits, afin d’établir l’existence d’archives privées et de photographies liées à l’IFAN. 2). Au Sénégal, une mission de trois mois auprès des établissements anciennement centrifans permettra de déterminer la présence de corpus.
Le travail de description synthétique des corpus (nombre d’objets, matérialités, noms des photographes, dates extrêmes) et de localisation donnera lieu à la création de notices et à la publication d’une carte sur la plateforme du projet. Cette plateforme fonctionnera avec Nakalona, pour le stockage, la pérennisation et l’exposition de métadonnées, l’interface de gestion Omeka-S pour le lien entre les métadonnées, les vocabulaires et les concepts, et un portail webSIG pour la spatialisation de l’information. Elle sera hébergée par la TGIR Huma-Num. Tout en visant à réaliser un premier état des lieux, l’enquête portera la plus grande attention aux contextes de conservation de ces ensembles, aux archives liées, et récoltera des informations auprès des ayant-droits et conservateurs. Outre les articles scientifiques auxquels les résultats de l’enquête donneront lieu, des photographies de terrain, des notes et des entretiens seront également publiés sur la plateforme du projet.
Axe 2/Système d’informations géographiques et web sémantique au service d’une histoire des sciences et de la photographie en Afrique de l’Ouest
Le travail mené dans ce deuxième axe a pour but d’affiner la recherche en histoire et en culture visuelle des sciences en renouvelant les outils permettant de constituer les photographies en objets d’analyse et en sources historiques. Produites de façon intense par les chercheurs et les opérateurs de l’IFAN, les images permettent de voir au plus près la science en train de se faire : elles rendent à la fois compte des pratiques de terrain et de « collecte », qui mobilisent entre autres la photographie (anthropologie, archéologie, botanique, zoologie, entomologie, etc.), et de la vie de l’institut en période coloniale (collègues, laboratoire, matériels, véhicules, résidences, etc.). Elles représentent des documents précieux pour comprendre à la fois l’histoire sociale et culturelle des sciences coloniales et les usages de la photographie dans ce cadre.
Un outil de recherche numérique sera conçu et mis en œuvre dans le cadre de cet axe, à partir des photographies conservées dans trois institutions, d’ores et déjà identifiées et en partie inventoriées et numérisées : celles du MQB (1300 items environ), du MAQ (2000 items environ) et de l’IFAN (segment de la photothèque : 1000 items). Cet outil de recherche permettra : 1) de localiser les photographies ; 2) de créer des cartographies et des analyses spatiales sur ces objets ; 3) de proposer la visualisation des corpus sur la plateforme du projet ; 4) d’enrichir les données en créant des liens entre entités « proches » spatialement mais aussi proches thématiquement ; 5) de produire des visualisations exploratoires du corpus constitué : des cartes dynamiques et des vues en réseau du corpus. Cet outil s’appuiera sur un travail préalable de description des corpus et de restructuration des données effectué à partir des bases de données provenant des trois institutions. D’une part, ces informations relèveront de métadonnées techniques, de datation et de localisation (potentiellement multiples) déterminées en recourant aux référentiels d’autorité (GeoNames, Wikidata notamment). D’autre part, un vocabulaire spécifique sera conçu afin de rendre compte des caractéristiques formelles des prises de vue, des sujets représentés, des disciplines scientifiques concernées et des personnes et institutions liées à l’image. L’ajout de termes scientifiques et techniques et de termes dans les langues africaines locales sera aussi envisagé en concertation avec des collègues du CAK, du MQB et de l’IMAF.
La plateforme sera accessible à la communauté scientifique ainsi qu’au grand public dans le respect des droits d’auteur. En accord avec les partenaires, cette publication constitue la première étape nécessaire d’un projet plus ample qui consistera à augmenter la plateforme en y intégrant les autres photographies conservées en Afrique de l’Ouest et en France identifiés au cours de l’Axe 1.
Axe 3/Réflexion épistémologique sur le statut du patrimoine photographique colonial
Ce dernier axe vise à stimuler une réflexion critique et d’ordre épistémologique afin de nourrir l’auto-reflexivité du projet concernant le statut et l’enjeu actuel du patrimoine photographique colonial, en questionnant notamment les apports et les limites des outils numériques et des nouveaux traitements des photographies qu’ils permettent.
Il s’agira de s’intéresser à un ensemble de questions délicates que soulèvent ces productions, les projets de conservation et de mise en ligne. D’une part, nous interrogerons l’adéquation entre une volonté de conserver les photographies coloniales dans leur intégrité matérielle, témoin de leur histoire et des logiques de domination qui les traversent (Stoler 2019), et leur capacité à devenir dans le même temps des outils historiques et mémoriels pour les sociétés représentées. Cette double exigence doit-elle être un horizon, quand certains chercheurs ont constaté que les photographies coloniales, bien conservées dans certains pays africains, n’y trouvent pas leur public (Colard 2018) ? D’autres collègues questionnent plus largement l’intérêt que portent les anciennes métropoles d’Empire coloniaux à ces photographies, qui perpétuent une perception exotique des sociétés extra-européennes, et qui pourrait relever d’une forme de nostalgie (Buckley 2005) : le projet questionnera notamment la pertinence de ces analyses concernant les photographies se revendiquant scientifiques. D’autre part, se posera la question de la légitimité des institutions à posséder, gérer et diffuser des patrimoines coloniaux, ainsi que celle des manières de collaborer à l’échelle internationale. Le projet conduira une réflexion inédite sur cet aspect entre les institutions patrimoniales françaises et les partenaires africains.