ANTOINE-MATTHIEU LE CARPENTIER (1709-1773)

Le Carpentier naquit à Rouen, le 15 juillet 1709, sur la paroisse de Saint-Cande-le­Vieux, où son père était menuisier. Ses dispositions furent encouragées par Martinet, ingénieur du roi. Il s'instruisit lui-même de la théorie architecturale et fit un apprentissage technique, maniant les compas d'appareilleur auprès de Desroches, ingénieur à Orléans. Sur le chantier de la cathédrale, il fut remarqué par Gabriel père, qui l'associa aux travaux de la Chambre des comptes à Paris, vers 1738.

Un ami rouennais, nommé Isambert, fut son premier client et lui en procura un autre qui connaissait le maréchal de Luxembourg. Le Carpentier aménagea avec succès, dans l'hôtel de ce seigneur, un salon et une salle de bains. Dès lors, il fut lancé. Aucun architecte de son temps, hormis Franque, n'eut une clientèle plus nombreuse et plus riche que la sienne. Ses oeuvres sont énumérées, sans chronologie, dans une notice établie par lui-même ou dans son entourage et publiée dans Le Nécrologe de 1773. Le Carpentier est à ce jour un artiste mal connu ; mais sa carrière a bénéficié d'une publicité littéraire, elle appartient à l'histoire des moeurs et aux annales du snobisme : dans « La Petite Maison », nouvelle parue dans les colonnes du Nouveau Spectateur, plusieurs fois rééditée après 1750, le critique drama­tique et chorégraphique Jean-François Bastide prend pour cadre d'une intrigue amoureuse une habitation à la mode et si charmante que « Le Carpentier n'eût rien imaginé de plus ingénieux. »

L'édifice de Le Carpentier où nous pouvons situer le flirt de la jolie Mélite et du marquis de Trémicour – toujours précédés d'un serviteur noir qui allume pour eux des bras de lumière – est le pavillon de La Boissière, connu par les estampes de Le Rouge. On y voit la maison à l'époque où elle venait d'être enrichie d'un péristyle par un élève de Le Carpentier, Couture le Jeune, mais avec son approbation. Cette maison de fermier général se situait dans l'espace compris entre les rues Ballu, Blanche, de Douai, le Boulevard et la rue de Clichy. Elle peut être datée exactement depuis que Svend Eriksen en a exhumé le permis de construire des papiers du baillage de Montmartre (Arch. nat., Z2 2458). Ce document est de 1751. La construction s'en achevait en juillet 1753, époque où le comte suédois de Sparre la décrivait à un correspondant comme « bâtie en forme de temple d'Apollon ». Au même moment, Adam le Cadet exposait au Salon le modèle d'un bas-relief destiné à la décoration extérieure : « M. Adam le Cadet a fait pour la maison de M. de La Bœxiere, écrit l'abbé Le Blanc, quatre bas-reliefs dont les sujets tirés de la Fable ont rapport à Appolon. Il n'a exposé au Salon que celui qui représente la mort de Coronis ». Ces quatre reliefs, propriété de la Ville de Paris, ont été récemment transportés du musée Carnavalet à l'orangerie de Bagatelle. 

 

Le pavillon de La Boissière est une de ces maisons en forme de coquille qui associent des pièces rondes, ovales et polygonales, raccordées par un dédale de réduits et d'escaliers dérobés : espace romanesque où tout évoque le secret, les rencontres clandestines, l'échange des confidences, les replis stratégiques. La coupe nord-sud de Le Rouge traverse le salon de stuc, le salon à l'italienne, le salon d'été. Extérieurement, un ordre ionique à volutes angulaires soutient l'entablement et la balustrade, lestée de vases à l'aplomb des colonnes. Blondel a vanté par deux fois l'ouvrage, en 1756 au tome III de l'Architecture française, en 1771, au tome II de son Cours dans un chapitre consacré aux « Petites Maisons ».

Bastide nomme les artistes à la mode qui pouvaient être les collaborateurs de Le Carpentier : Pineau pour la sculpture des lambris, Huet et Peyrotte pour les peintures dans le genre arabesque, Pierre et Boucher pour les mythologies, Bachelier pour le fleurs, Clérissy pour les stucs.

En marge de la présente notice, il y aurait beaucoup à écrire sur ces habitations suburbaines, plus généralement appelées folies, terme qui ne renvoie pas à la folle dépense, mais au feuillage, protecteur du secret. Folies ou petites maisons étaient un luxe que l'abbé Coyer suggérait de frapper d'un impôt, analogue à celui que nous connaissons sur les résidences secondaires. Magny, auteur non moins oublié des Spectacles nocturnes, écrit « Aujourd'hui, il n'est pas à Cythéropolis un homme de qualité qui, deux ou trois fois par semaine, n'offre à des invités choisis un petit souper dans une petite maison. » Mais en dépit d'une légende galante que le xvin siècle a forgée lui-même, ces rendez-vous n'étaient pas tous destinés au culte de Vénus. Duclos a écrit par exemple que « La Présidente de Grémonville fut l'une des premières dévotes qui voulut posséder une petite maison ». Parmi les pavillons de Le Carpentier, l'un des plus admirés fut celui de Croix-Fontaine, bâti en forêt de Sénart pour le financier Bouret.

En 1758, quand Louis XV eut érigé en marquisat, sous le nom d'Ormesson, la seigneurie d'Amboile, dans la Brie, Le Carpentier transforma pour Henri François de Paule Le Fèvre d'Ormesson, intendant de Finances et président au Grand Conseil, la maison bâtie sous Henri III qui baigne dans ses douves. Le Carpentier traita l'édifice amphibie — conçu, dit-on par Baptiste Androuet Du Cerceau — avec autant 

d'adresse que de tact. Il appuya au midi un nouveau corps de logis très sobre, redessina la porte nord, donna aux fenêtres du grand étage des appuis en ferronnerie, aux pavillons portés sur trompes des toits semblables à ceux du nouveau logis ; si bien que leur profil à la Mansart s'associe avec bonheur à celui du vieux comble à la française.

Diderot écrivit à Sophie Volland le 20 octobre 1759: « Nous avons été voir la folie d'un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château et nous avons ri. Ce château, avec les eaux qui l'entourent et les coteaux qui le dominent, à l'air d'un flacon dans un sceau de glace. »

De nos jours, l'académicien Wladimir d'Ormesson en juge à sa manière : « le château fut remanié à la mode du jour, si bien que la façade nord n'a plus aucun rapport avec la façade sud. On dirait deux maisons qui se tournent le dos. Mais les toits se marient avec tant de grâce que cette brouille ne se remarque pas. Le château est ancré là depuis quatre siècle dans une vaste pièce d'eau rectangulaire qu'alimentent des sources. » Le grand appartement Louis XV d'Ormesson, très harmonieux, doit à ses fontaines, ses poêles, ses vases modelés ou peints en trompe l'oeil le caractère de dignité qui convient à l'habitation d'un haut magistrat, bien éloigné de l'ostentation affectée par Le Carpentier chez certains fermiers généraux.

C'est ainsi que sir Horace Walpole, après un dîner rue Grange-Batelière, dans un hôtel qui appartint successivement aux financiers Bouret, La Borde et Grimod de La Reynière, décrit ironiquement à la comtesse de Suffolk les lambris de la salle à manger décorée par Le Carpentier : « Si par hasard vous trouvez une personne de goût pour vous conseiller, votre salle à manger sera décorée de grandes scènes de chasse encadrées de bordures dorées et multicolores ; et, couronnant l'une d'elle, un chien d'arrêt (pointer, dans le texte) lèvera une perdrix qui prend son vol sur le panneau d'à côté. » Walpole ajoute que dans cette maison, l'arrogance des maîtres n'avait d'égale que celle des laquais.

Les plus grands châteaux construits ex-nihilo par Le Carpentier ont subi l'outrage du temps. En Alsace, Olwiller a été détruit en 1917 par des obus destinés à la forteresse d'Hartmannswillerkopf (communication de M. de Waldner). Aux confins du Perche et du Pays drouais, La Ferté-Vidame offre aujourd'hui l'aspect d'une ruine fantastique. Jean-Joseph de La Borde, fermier général et banquier de la Cour, acquit en 1764 cet ancien fief des Rouvroi de Saint-Simon. A cette époque, le mémorialiste y reposait en paix dans la crypte de l'église où, selon ses volontés, son cercueil était enchaîné par des pièce métalliques à celui de sa femme. Le château de La Borde, achevé en 1771 sur les plans de Le Carpentier, contenait, dit-on, cent soixante-sept pièces. Le musée de Dreux en conserve une élévation.

Le plan dessinait vers l'arrivée un trapèze très ouvert. Les pièces de réception n'occupaient pas le rez-de-chaussée, comme dans la plupart des maisons de plaisance de l'époque, mais le premier étage, qui tenait lieu de piano nobile. Le centre en était occupé par un salon ovale embrassant deux niveaux. Â sa coupole répondaient deux coupoles plus basses aux extrémités des ailes obliques. La Borde dépensa à La Ferté quatorze millions. Il y reçut Louis XV, le futur Joseph II, Choiseul. Il revendit la propriété aux Penthièvre quand ils eurent cédé Rambouillet au roi. La démo­lition du château fut commencée par un acheteur de biens nationaux nommé Cadot­Villiers. Aujourd'hui, la ruine de La Ferté impressionne par ses grands bras ouverts, par le salon ovale éventré et ce qu'il reste de sa campane, espace béant au-dessus du vide. Dans la même région, Courteilles fut bâti pour Jean-Dominique de Barberie, intendant de Finances, ambassadeur de Louis XV auprès du Corps helvétique. Le piano nobile y reposait sur un soubassement percé d'arcades, qui se prolongeait de part et d'autre du corps de logis par des ailes incurvées, à la manière de certaines barchesse palladiennes. La démolition de ce château fut commencée au xixe siècle, alors qu'il appartenait à la duchesse de Richelieu, petite-fille de son fondateur. 

Le Carpentier ne relâcha jamais ses attaches avec Rouen, où l'on voit encore de lui le portail de l'archevêché, construit en 1746 pour Mgr de Tavanes. L'hôtel de ville, bâti en 1607, était vétuste et inhabitable. Le Carpentier proposa de le rebâtir et de moderniser à cette occasion le centre de la ville. Comme l'édifice condamné avait eu pour constructeur Jacques (Pr) Gabriel, une estampe en fut commandée au graveur De La Marcade, soit à la demande du Premier architecte, soit par courtoisie à son égard.

Le Carpentier voulait déployer ses aménagements le long d'un axe unissant le Gros Horloge au parvis du Lieu de Santé. Dans cette direction, devaient se succéder la place de Louis XV, l'hôtel de ville, une promenade publique et une place octogonale dédiée au duc de Luxembourg. Le Carpentier prévoyait aussi une nouvelle intendance. Sur ses indications, Le Moyne fit une maquette où l'on voit le roi, acclamé à la franque, debout sur un pavois porté par trois hommes (1776, réduction par Delarche au musée du Louvre). C'était, a écrit Luc Benoist, une première manifestation de la mode des antiquités nationales.

L'intendant La Bourdonnaye était favorable. Le marquis de Courteilles et l'abbé de Salaberry s'entremirent à Versailles. Présenté au surintendant et chancelier Machault dans sa maison d'Arnouville, le projet effraya le ministre par son ampleur, mais fut néanmoins approuvé par un arrêt du Conseil et entériné par lettres patentes le 3 avril 1757. Le Carpentier déploya ses dessins devant Louis XV, passionné d'architecture, qui s'en montra charmé. L'architecte aurait eu l'honnêteté de présenter également au roi un projet de son élève Couture l'Aîné pour une reconstruction moins coûteuse de l'hôtel de ville sur son ancien emplacement ; mais bientôt survinrent les revers de la guerre de Sept Ans. La première pierre fut posée le 8 juillet 1758, Les travaux devaient être financés par un octroi levé sur le bois, le cidre, le beurre et les fromages. Les Rouennais s'en alarmaient.

De 1757 à 1760, le chantier fut inspecté par Guillaume Couture, soixante maisons furent abattues. Les entrepreneurs étaient Barjolle, de Rouen, et Villetard, de Paris. Ils jetèrent les fondations et voûtèrent les souterrains dans un terrain « marécageux d'un côté, et de l'autre, criblé de fosses et puits » (Couture, Lettre à l'Académie). En juillet-août 1758, Le Carpentier fit exécuter sous ses yeux le beau modèle que Pierre Chirol a fait connaître et qui appartient au Musée d'art normand.

Cet hôtel de ville, avec ses deux ailes dessinant un U vers la promenade, était en lui-même bien étudié. Le dôme central, les profils doriques en étaient sobres et solides, mais l'édifice constituait un obstacle là où il aurait fallu dégager une longue esplanade, comme Boffrand le fit à Nancy. À vrai dire, entre la cathédrale, la place de la Pucelle et le quartier Cauchoise en voie d'expansion, l'urbaniste restait prisonnier d'une topographie inextricable.

L'amitié de Blondel permit à Le Carpentier de faire paraître son projet parmi les planches de l'Encyclopédie. Lui-même publia un Recueil des plans, coupes et élévations du nouvel hôtel de ville de Rouen, Paris, Jombert, 1758. Sept ans plus tard, Patte leur fit une place honorable parmi ses Monuments consacrés à la gloire de Louis XV ; mais Le Carpentier dut renoncer à voir ses constructions sortir de terre. En 1765, on lui demanda les plans d'un hangar pour protéger les fondations, tandis que la municipalité rechignait à lui verser la rente annuelle qu'elle lui avait votée. Il mourut sans avoir vu ses constructions dépasser le niveau du sol. En 1780, encore, l'architecte Baraguay fit un projet d'hôtel de ville plus modeste utilisant l'infrastructure de 1758. On sait que l'hôtel de ville fut finalement établi dans l'ancienne abbaye Saint-Ouen.

En 1764, le prince de Condé envisagea de moderniser sa résidence parisienne, le Palais Bourbon. Il sollicita Le Carpentier qui se récusa car il était tout à son projet pour Rouen. Un concours fut organisé, dont le juge fut Soufflot et le lauréat Barreau de Chefdeville. Barreau réunit une agence et produisit plusieurs centaines de dessins d'exécution. Il mourut prématurément le 29 juin 1765. Le prince rappela Le Carpentier qui devint l'architecte du palais. Au fond de la cour, le fronton baroque de Jean Aubert fut supprimé. Sur la rue de l'Université — et la place actuelle — Le Carpentier bâtit la colonnade à jour et le portail assez froid que nous connaissons. Aujourd'hui, ses travaux dans ce palais sont difficiles à distinguer de ceux de Bélisard, qui lui succéda.

Le Carpentier ne négligea ni la clientèle des ordres monastiques ni celle des collèges d'enseignement. Une partie de l'abbaye de Clairvaux, aujourd'hui prison centrale, a été construite sur ses dessins.

Hormis le Palais Bourbon, deux au moins de ses constructions parisiennes sont encore debout. L'un est l'ancien bâtiment du collège de Navarre, qui existe dans l'enceinte de l'ancienne École polytechnique. L'autre est un corps de logis de l'hôtel de La Guiche, rue du Regard, dont la municipalité du VP arrondissement a tiré un heureux parti en l'ouvrant au public.

Haillet de la Couronne, président de l'Académie de Rouen, retraça la vie de Le Carpentier du point de vue normand. Le Nécrologe des hommes célèbres, dont l'abbé de Fontenay résume la notice dans son Dictionnaire des artistes, vante le grand désintéressement de Le Carpentier et sa générosité sans bornes. Cependant, vers 1765, il avait battu le rappel de ses créanciers pour se bâtir une maison personnelle à Paris, rue Basse-du-Rempart-Saint-Martin. Célibataire, il la partageait avec son ami, l'inspecteur général des Ponts Dyé Gendrier, Leurs deux bustes de terre cuite, modelés par J.-B. Le Moyne, sont exposés au musée de Blois. Le Carpentier était académicien depuis 1756, architecte de l'Arsenal, des Fermes générales et des Domaines. Il fut un temps où le vieux maréchal de Richelieu confondait dans ses souvenirs Le Carpentier et Chevotet parmi les artistes dont il avait lassé la patience. Parmi les élèves de Le Carpentier, Augustin Renard et Adrien Pâris s'inscrivirent à l'Académie sous son patronage ; ses préférés furent peut-être les frères Couture, Le Boursier, et Barré, qui achevèrent plusieurs de ses oeuvres et se partagèrent sa clientèle.

 

Haillet de La Couronne, Éloge de M. Le Carpentier, manuscrit, Académie de Rouen.

Antoine-Mathieu Le Carpentier, dans Le Nécrologe, 1773, notice réimprimée dans La Revue universelle des arts, XII, 1860-61.

Abbé de Fontenay, Dictionnaire des artistes, Paris, 1777.

P. Chirol, « L'Architecte Le Carpentier et le projet du nouvel hôtel de ville de Rouen », extrait du Congrès du millénaire de la Normandie, Rouen, 1913.

L. Réau, Les Le Moyne, Paris, 1927.

L.-M. Michon, Le Château de Courteilles, in BSHAF, 1941-1944.

M. Gallet, 1972.

S. Eriksen, in Early Neo-Classicism in France, Londres, 1974.

J. Foucart-Borville, Recherches sur les architectes parisiens dans la Picardie du VIII' siècle, in BSHAF, 1980.

Fr. Magny, in Le Palais Bourbon, sa place, Paris, 1987.