CHARLES DE WAILLY (1730-1798)
La personnalité de cet architecte a été remise en lumière, il y a une quinzaine d'années. Il était né à Paris, où son père, d'origine amiénoise, vendait des indiennes rue Saint-Denis. Dessinateur exceptionnellement doué, esprit réceptif, il étudia l'architecture auprès de Jacques-François Blondel et connut le chevalier Servandoni. Il fut aussi l'élève de Le Geay, qui enseignait à tracer l'architecture et à rendre les ombres avec autant de rigueur que de sensibilité picturale. Cette génération admirait Pannini, Piranèse et les autres dessinateurs de ruines qui perfectionnaient le dessin d'architecture et ressuscitaient l'Antiquité.
A l'Académie royale, De Wailly obtint le troisième prix au concours de 1750 (une orangerie) ; il s'effaça (volontairement, dit-on) devant Marie-Joseph Peyre l'année suivante, et remporta le grand prix en 1752 avec « une façade de palais de soixante toises de longueur ». Le règlement prescrivait aux concurrents l'échelle d'un pouce par toise ; De Wailly la, porta au double pour faire valoir l'adresse de son rendu. Au premier plan,-dans un contre-jour assez arbitraire, se détachent des groupes équestres ; derrière eux, une colonnade circulaire encadre un arc de triomphe sommé d'un quadrige ; au fond se déploie un péristyle surmonté d'un tambour central, mais dépourvu de coupole. Ce projet spectaculaire, dont on n'a pas conservé le plan, manifeste un jeune homme déjà hanté par des motifs romains.
Comme son ami Moreau-Desproux, qui s'était distingué dans ces mêmes épreuves, n'avait pas obtenu la première récompense, De Wailly offrit de partager avec lui la pension royale. Ils prirent donc le chemin de Rome pour n'y séjourner que dix-huit mois au lieu des trois ans habituels.
Les dessinateurs d'architecture renouvelaient ce que Gérard Labro vient d'appeler l'image de Rome. De Wailly était déjà très exercé au maniement de la perspective ; il reproduisit à la plume et au lavis de bistre des aspects de la ville baroque, les statues exposées dans Saint-Pierre, l'intérieur de la basilique. Son dessin en contre-plongée du baldaquin témoigne d'une audace unique à notre connaissance chez les dessinateurs de son siècle. Bernin lui inspire alors une admiration qui ne le quittera pas.
De Wailly, Peyre et Moreau s'associèrent aux travaux des archéologues. Prélevant sur leur modeste pension le salaire de quelques terrassiers (scavatori), ils explorèrent la villa d'Hadrien à Tivoli, à Rome les thermes de Dioclétien et de Caracalla. Ils fixèrent le résultat de ces fouilles avec une précision et une méthode que loua l'abbé Barthélemy. Déjà connu et estimé dans un cercle international, De Wailly fut élu à l'Académie clémentine de Bologne en 1755.
Revenu à Paris la même année, il put y compter sur la protection du marquis de Marigny et celle d'un amateur influent, le comte Marc-Pierre d'Argenson. Comme il était attiré depuis longtemps par la décoration théâtrale, il seconda Servandoni, déjà las de sa longue carrière, mais qui animait encore des spectacles dans la salle des Machines des Tuileries. Après la Chute des Anges rebelles d'après Milton et le Palais d'Amide, De Wailly composa inlassablement des projets de décoration scénique avant de se spécialiser dans la construction des théâtres. Il produisit par exemple un Intérieur du temple de Jérusalem avec la dernière scène d'Athalie et un Temple de Jupiter. Dès -cette époque, De Wailly reçut dans son atelier des élèves étrangers, notamment des Russes, et le Français Louis-Jean Desprez, qui fut décorateur de théâtre à la cour de Suède. Comme il ne négligeait pas d'étudier l'architecture française, il dessina d'après nature les façades de Vaux-le-Vicomte et collabora au relevé de Blois, résidence peut-être condamnée à la démolition, dont le marquis de Marigny avait chargé Jacques-François Blondel.
De Wailly prenait une part active au renouveau des arts décoratifs et orientait son époque vers ce que nous nommons trop commodément le style Louis XVI. En 1760 parut sa Première suite de gravures de vases. Lors de ses expositions personnelles, qui eurent lieu quelquefois dans un stand improvisé près du Louvre, au Jardin de l'Infante, il se cachait derrière un rideau pour entendre les réflexions des visiteurs et en tirer profit.
Il fit ainsi connaître ses vues de Rome, ses projets pour la « gloire » de la cathédrale d'Amiens et pour l'entrée de l'Abbaye-auxBois. La presse artistique mentionne à plusieurs reprises ses dessins de meubles et sa collaboration avec l'ébéniste Pierre Garnier. Comme ses émules Robert Le Lorrain et Barreau de Chefdeville, De Wailly renouait librement avec l'art d'André-Charles Boulle. Il exposa une table en lapis sur pied de bois des Indes, une bibliothèque inspirée du prétendu tombeau d'Agrippa gravé dans le recueil de Desgodetz. Nous avons conservé le vase de marbre posé sur une colonne dont l'orfèvre R.-J. Auguste cisela les bronzes pour l'hôtel d'Argenson.
De Wailly refusait de s'enfermer dans des formules exclusives, si bien que ses réalisations ne sont pas des variantes les unes des autres, mais toujours des inventions nouvelles. C'est ce que démontrent par exemple les édifices privés qu'il a créés pour une clientèle d'amateurs. En 1761, le comte d'Argenson lui confia la transformation progressive d'un hôtel construit sous la Régence par Boffrand entre la rue des Bons-Enfants et le jardin du Palais-Royal. Le plafond du grand salon était d'Antoine Coypel. De Wailly appela Natoire, Lagrenée, Durameau — et Fragonard peut-être — à amplifier ce décor. Dans la salle à manger, des miroirs placés en abîme multipliaient à l'infini le reflet des cariatides modelées par Pajou. Nous connaissons par des photographies anciennes et par les croquis de sir William Chambers (1774) cet ensemble qui aurait dû faire beaucoup pour la réputation de son auteur, mais le fit surtout connaître comme un architecte dispendieux. Quand fut démoli l'hôtel d'Argenson,devenu propriété de la Banque de France, l'architecte Alphonse Defrasse en mit soigneusement en caisses les éléments décoratifs. Il a été question de remonter trois salons à Carnavalet puis au Louvre. En attendant, peintures, lambris et statues sont entreposées depuis soixante-dix ans dans un magasin de la Banque à Asnières.
La publicité qu'il donnait à ses projets a permis à ses contemporains de suivre ses réalisations, qu'il reprenait et amplifiait constamment sur le papier. Il en fut ainsi de deux châteaux, celui des Argenson aux Ormes, entre Tours et Châtellerault, et celui de leur cousin Fyot de La Marche près de Dijon. Aux Ormes, De Wailly disposa sans liaisons très précises plusieurs morceaux d'architecture comme une colonne creuse, un salon de musique, un escalier suspendu dont la rampe ornée de serpents entrelacés s'achevait par deux sphinx de plomb. Sauf un croquis de l'escalier par Chambers, nous n'avons pas de cet ensemble une représentation vraiment satisfaisante. De Wailly était secondé sur place par un architecte d'opération, Pascal Lenot. Il subsiste un beau bâtiment de communs dont l'attribution à De Wailly paraît vraisemblable.
Introduit par les Argenson et les Maillebois, De Wailly se rendit à Dijon en 1763 sous prétexte d'une expertise à l'abbaye Saint-Bénigne. Sur une butte située à un quart de lieue des remparts, à l'est de la ville, les Fyot possédaient un jardin à l'italienne, orné de grottes et de cascades, où l'on se plaisait à évoquer la villa Borghèse. Ils l'ouvraient aux promenades des Dijonnais et y réunissaient lettrés et artistes. Ces circonstances et le nom du lieu, Montmusard (anciennement Mons Musarum ? ) suggéraient non seule-ment un château, mais un temple de la Poésie.
En un temps où toute architecture devait être symbolique, De Wailly sut concilier ces deux destinations. Son plan associa librement les distributions complexes de l'architecture française, des souvenirs de Vaux et de Blois, aux dispositions de l'architecture thermale qu'il avait étudiée à Rome. À l'arrivée, une cour circulaire, précédée d'une colonnade à jour, s'offrait au jeu mouvant des rayons solaires ; Attiret sculpta les statues des Muses qui couronnèrent ce péristyle. En arrière, une rotonde tangente à la première contenait un salon coiffé d'une coupole ; sur les côtés, deux escaliers également circulaires occupaient symétriquement les ailes. Comme le thème de l'escalier suspendu — commun à notre architecte et à ses collègues britanniques Adam et Chambers — celui des cercles juxtaposés fut une des hantises de Charles De Wailly. Cependant, nous sommes mal informés sur le voyage qu'il put faire à Londres avant 1774.
La direction des travaux de Montmusard, confiée par le président Fyot à l'abbé Jean Fabarel, échappa à son contrôle ; mais il savait tirer d'un insuccès un avantage. Sous le nom de Temple de Minerve, il composa pour Catherine de Russie une amplification de Montmusard, projet non exécuté, mais dont les beaux dessins ont été exposés par deux fois à Paris ces dernières années.
De même, en concurrence amicale avec Ledoux, il proposa à M". Du Barry, pour son pavillon de Louveciennes, une esquisse qui est comme l'abrégé de Montmusard. Quant à Montmusard lui-même, édifice insolite, il étonna la société bourguignonne et éveilla des jalousies ; dès 1793, un acheteur le
démolit aux trois quarts et en vendit les plombs à la République. Mais Montmusard revit pour nous dans les beaux tableaux de Lallemand. Le projet publié par Krafft, avec une légende inexacte et un commentaire réservé, a été considéré comme une première esquisse ; nous y verrions plutôt une réduction tardive.
Parmi les inventions qui surgirent dans la même foulée figure un Temple des Arts illustrant l'Architecture, la Sculpture et la Peinture solidairement associés. Il devait orner les jardins de Ménars, héritage de Mme de Pompadour, que Marigny offrait comme terrain d'expérience aux architectes du roi, ses subordonnés. Pour l'extrémité de la terrasse dominant la Loire, De Wailly imagina aussi un temple de Vénus callipyge et un temple du Repos, symbolisé par le Faune Barberini. À tout cela, snob et anglophile, Marigny préféra un kiosque chinois inspiré des jardins de Kew. Mais il sut promouvoir De Wailly, non sans provoquer un scandale au sein de sa profession. Car le frère de la feue marquise de Pompadour s'entendait de plus en plus mal avec le Premier architecte, Ange Gabriel. Pour lui déplaire, il fit entrer De Wailly directement dans la première classe de l'Académie d'architecture et le poussa comme inspecteur sur le chantier de l'Opéra de Versailles. De Wailly y réalisa la peinture décorative des loges ; il conçut la loge royale, citation de la fontaine de Trevi, et le foyer, qui possède une des belles cheminées françaises inspirées des Camini de Piranèse. En 1771, à l'occasion d'un second voyage en Italie (il devait en faire un troisième six ans plus tard en compagnie d'Antoine), il proposa au marquis Spinola de redécorer le salon de son palais de Gênes. Aidé d'Adrien Pâris, il étudia le projet à Rome et en confia l'exécution au Génois Tagliafichi, qu'il fit nommer correspondant de l'Académie de Paris. Il put ici reprendre à grande échelle les galbes opulents qu'il avait tracés pour l'hôtel d'Argenson ; il appliqua les tores de laurier de Le Pautre à des entablements ployés en arcades, comme ceux que Clérisseau et Adam avaient fait connaître à Spalatro. À l'aplomb de chaque colonne corinthienne, une cariatide fléchissait l'échine pour épouser la courbe de la voussure. Dans l'ovale supérieur, Antoine Callet peignit l'apothéose d'Ambroise Spinola, l'ancêtre dont Vélasquez a représenté l'entrevue avec Justin de Nassau dans le tableau des Lances. Cette pièce de miroirs, de stuc, de bronze et d'or est connue par des dessins, des estampes et des photographies prises avant la Seconde Guerre mondiale qui l'a fait disparaître. À l'occasion de son séjour à Gênes, De Wailly expédia par mer des statues antiques à Mme Du Barry pour ses jardins de Louveciennes et au prince de Condé pour les dépendances du Palais Bourbon.
Travaillant avec De Wailly, Adrien Pâris laisse entendre qu'il se sentit blessé par son orgueil. À vrai dire, De Wailly était conciliant dans les relations humaines. Dès sa jeunesse, bien qu'étranger à toute vanité sociale, il a noué des amitiés dans une société de connaisseurs qui s'honoraient de reconnaître les talents ; lui-même réunit des collections d'art. Ses rapports ont été faciles avec le prince de Ligne, le comte Stroganof, les ducs d'Aiguillon, d'Ursel et d'Arenberg. Le landgrave de Hesse et la Grande Catherine le sollicitèrent vainement de s'établir dans leurs États. Il appartint à la franc-maçonnerie et en partagea les attitudes spirituelles, comme en témoigne sa reconstitution du Temple de Salomon, la plus somptueuse depuis celle de J.-B Villapand, publiée en 1606. De 1774 à 1778, il fut affilié à la loge des Neuf-Sœurs de l'Étoile polaire. A-t-il appartenu plus tard à celle du Rite écossais ? On peut le croire, puisqu'il réunit à ses collections le décor peint par Vouet pour l'hôtel de Bullion, qui abritait cette loge, en partie conservé dans la collection Guyot de Villeneuve.
En 1767, Marigny chargea Peyre et De Wailly de composer ensemble un projet pour la Comédie-Française, que Louis XV approuva l'année suivante. Cette affaire allait absorber leurs énergies professionnelles, mais ils furent enveloppés dans une intrigue. On y voit s'agiter des comédiens, des hommes d'affaires, les gentilshommes de la Chambre, l'entourage féminin de Louis XV et celui de l'abbé Terray. Elle implique aussi le prince de Condé, la direction des Bâtiments, le service des Menus Plaisirs, la municipalité de Paris et le comte de Provence. Une analyse complète de l'épisode met à nu les forces politiques, économiques, sociales et même religieuses qui agitent la société parisienne de ce moment. Pour complaire aux comédiens (excommuniés mais influents), il aurait fallu rebâtir sur elle-même leur salle, oeuvre de François d'Orbay, dont les murs et les volumes intérieurs subsistent entre la rue de l'Ancienne-Comédie et la rue Grégoire-deTours. Non loin de là le prince de Condé, ayant opté pour le Palais Bourbon, cherchait à se défaire de son vieil hôtel, dont le terrain dessinait un triangle entre les rues de Vaugirard, Monsieur-le-Prince et de Condé. Le projet de 1769 situait le théâtre sur ce terrain, mais au plus près de l'ancienne salle et du Procope, soit à l'entrée de l'actuelle rue de l'Odéon. Nous conservons de beaux dessins de ce projet, où la rotondité de la salle imprime à la façade une avancée semi-circulaire. Puis les études se succédèrent et nous connaissons une dizaine de variantes. Dès 1770, Peyre et De Wailly optèrent pour la volume cubique, l'appareil rustique et le péristyle de l'édifice que nous leur devons. Parmi leurs concurrents figurèrent le machiniste Giraud, le menuisier Roubo, architecte à ses heures, les professionnels Louis, Liégeon, Damun, Antoine. Une négociation triangulaire entre le roi, la maison de Condé et la Ville, décida Moreau-Desproux, maître des Bâtiments municipaux, à intervenir. Il jeta même les fondations d'un théâtre dont les dessins nous sont connus, mais dont le devis était lourd. Il avait certes rebâti avec succès l'Opéra du Palais-Royal, mais il était l'obligé de Ch. De Wailly et le beau-frère de Peyre. Les deux associés s'épuisèrent en démarches vaines, et certaines humiliantes, dans les antichambres ministérielles et le boudoir des favorites ; leur ami Ledoux en fut un jour le témoin.
De Wailly n'en poursuivait pas moins sa brillante carrière. En 1771, il était entré à l'Académie de peinture et de sculpture. Son projet de théâtre parut, comme le salon de Gênes, parmi les gravures d'un supplément à l'Encyclopédie. En 1776, Louis XVI offrit au comte de Provence l'apanage du Luxembourg, auquel le terrain de Condé fut rattaché par ce relais, la monarchie besogneuse, tout en gardant le contrôle artistique du projet, en abandonnait la réalisation à des milieux de finance. Un agent du comte de Provence,
Machet de Vélye, prit en main le lotissement partiel du terrain, où la construction d'immeubles locatifs devait rentabiliser l'opération et financer à terme la construction du théâtre. Entre-temps, le comte d'Angiviller avait saisi d'une main ferme la direction des Bâtiments royaux. Dès lors, Peyre et De Wailly échappèrent aux exigences des comédiens et rapprochèrent le théâtre du palais. Ils tracèrent la place semi-circulaire et les rues qui en rayonnent vers l'école de chirurgie et le quartier Buci. Le théâtre de Peyre et De Wailly a été précédé par celui de Soufflot à Lyon ; il est contemporain des salles de Louis à Bordeaux et de Ledoux à Besançon. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, des théâtres avaient existé dans les dépendances d'un palais, ce qui était encore le cas de l'Opéra du Palais-Royal et de la salle des Machines des Tuileries. Édifié de 1779 à 1782, celui-ci — que nous nommons l'Odéon — a été conçu comme un édifice isolé, mais pourtant inséparable de son environnement urbain. Dans plusieurs manuscrits (Waddesdon Manor, Arch. nat.), Peyre et De Wailly présentent leur analyse d'un programme complexe où entrent en jeu l'optique, l'acoustique, la prévention de l'incendie, la commodité des issues, une circulation commode à la sortie du spectacle. Pour le confort du public, Peyre et ne Wailly offrirent plusieurs dispositions nouvelles qui furent appréciées. De part et d'autre du péristyle, deux arcades enjambaient la rue Corneille et la rue Rotrou ; elles rattachaient le théâtre à des cafés et permettaient aux abonnés de descendre de voiture à couvert. Les laquais pouvaient se tenir dans les galeries extérieures, ce qui évitait à leurs maîtres d'avoir à les chercher dans les billards et les tavernes du quartier. Une grande ampleur fut donnée au double escalier — objet d'un très beau dessin présenté par De Wailly pour sa réception à l'Académie de peinture (musée du Louvre). Le foyer fut un salon octogonal. Dans la salle, qui devait être ronde, mais fut légèrement ovoïde pour complaire à l'abbé de l'Épée, le public du parterre, fut assis. L'entrée de scène fut définitivement reconquise sur le « banc des marquis ». Selon Mme d'Oberkirch, il y avait encore bon nombre de places desquelles on ne voyait pas. De son côté, le chargé d'affaires de Hesse écrivit à son maître : « La salle offre un coup d'œil imposant par ses proportions et la simplicité recherchée de ses ornements. Sa forme, d'un ovale presque rond qui enchâsse le parterre assis, semble d'autant plus agréable qu'elle se dessine tout autour par une galerie que fait l'amphithéâtre. Il n'y a pas la moindre dorure. Les décorations de sculpture sont sages et du meilleur goût. Le plafond est une espèce de rotonde remplie de bas-reliefs à l'arabesque, en deux couleurs seulement, du gris et du blanc. » Les dames se plaignirent cependant de ces tons trop clairs qui écrasaient leurs toilettes et rendaient leur teint blafard.
Après deux incendies, seule subsiste de cette époque à l'intérieur de l'édifice la belle cheminée du foyer, au manteau soutenu par des sphinges. À l'extérieur, la toiture a été surélevée par Alexandre Bruel en 1935 et la récente restauration de J.-C. Daufresne ne pouvait pas la ramener à ses lignes primitives. Mais nous savons gré à Charles De Wailly d'avoir créé la place et la patte d'oie, quartier paisible et harmonieux où semblent se prolonger les séductions du lieu théâtral. De Wailly avait prié Voltaire de préfacer la publication de son projet ; car le rêve de cette génération était de rendre à la tragédie le rôle purificateur qu'elle avait joué dans la société grecque. Le patriarche en fut charmé, mais le propos se trouvait déjà dans son oeuvre c'était la préface de Sémiramis. De Wailly aménagea l'appartement de Voltaire à l'hôtel de Villette, rue de Beaune ; il y subsiste un boudoir, un salon et, dans l'épaisseur d'un mur, une minuscule scène de théâtre. Voltaire avait acquis, rue de Richelieu, un terrain contigu à l'hôtel de Villarceaux. Sa nièce, 114.w Denis-Duvivier, y fit bâtir par De Wailly une maison dont le plan se ramassait autour d'un escalier suspendu. De Wailly remania le Théâtre italien, nouvellement bâti par Heurtier, dont les loges étaient étroites et fatigantes. Il étudia soigneusement des projets pour le théâtre de Bruxelles et son insertion dans le vieux quartier de la Monnaie. Un agent immobilier, Herman Bultos, jouait ici un rôle semblable à celui de Machet de Vélye. Non seulement le projet définitif ouvrait un nouveau quartier au commerce, mais il prévoyait un centre culturel qui regrouperait l'Académie, la Bibliothèque et le Cabinet d'histoire naturelle. Si ce projet resta en suspens (avant d'être repris par Damesme), l'un des plus jolis théâtres de Charles De Wailly subsiste en Belgique. C'est celui du parc de Seneffe, propriété du fastueux Joseph Depestre aux environs de Mons. Il est prévu pour une quarantaine de spectateurs. Son intérieur est un espace hypostyle d'ordre dorique. L'entrée de scène est divisée en trois ouvertures, disposition que De Wailly avait voulu réaliser au Français. Ces trois baies ouvrent sur des galeries qui vont se rétrécissant vers l'arrière pour sembler plus profondes, comme au théâtre de Vicence. Peu d'édifices sont aussi proches de Bramante et de Palladio.
Jeune inspecteur à Versailles, De Wailly y avait construit la rotonde qui servait de reposoir dans la ville lors des processions de la Fête-Dieu. Plus tard, dans son architecture religieuse, il imita l'art triomphal du Seicento romain. À Saint-Sulpice, chantier séculaire où il restait assez d'ouvrage pour deux architectes, il partagea les tâches avec Chalgrin. En 1762, l'incendie de la foire Saint-Germain avait endommagé la chapelle de la Vierge, dont Meissonnier et Servandoni avaient laissé l'architecture imparfaite, et que Lemoine avait décorée. De Wailly, admirateur du Bernin, en fit un sanctuaire qui devrait figurer dans tout inventaire de la France baroque. Les colonnes venues de Leptis Magna sous Louis XIV devinrent celles d'un oratoire à l'italienne où, sur la Vierge de Pigalle, descend mystérieusement la lumière d'un lanterneau invisible : effet d'éclairage mystique comme ceux que Bernin a ménagés à Rome dans la chapelle de sainte Thérèse et celle de Louise Albertoni. La niche qui contient la statue est portée sur la rue Garancière par une trompe dont l'appareilleur reste à identifier. Il peut s'agir de Letrosne, appareilleur des Bâtiments du roi, à qui De Wailly confia l'apprentissage de l'Allemand Wolf, pensionnaire du prince de Cassel.
Les dessins qu'il avait faits à Rome d'après le trône de saint Pierre (cathedra Petri) amenèrent De Wailly à concevoir la chaire à prêcher de Saint-Sulpice, non comme un ouvrage adossé, mais comme un objet
suspendu. Après de longues années d'études, un legs pieux du duc d'Aiguillon en permit la réalisation en 1788 : c'est, à notre connaissance, la seule oeuvre où De Wailly ait apposé sa signature. Le sculpteur Guesdon a donné aux figures de la Foi et de l'Espérance des statures égales ; il a représenté la Charité plus grande, selon l'enseignement de saint Paul dans la première épitre aux Corinthiens. D'une inspiration plus grave, la crypte de Saint-Leu-Saint-Gilles est pour ainsi dire un lieu funèbre, réservé aux chevaliers du Saint-Sépulcre. De Wailly a inventé ici un ordre dorique, où les cannelures sont remplacées par des joncs.
L'occasion s'offrit à lui de .projeter une ville entière. Ce fut Port-Vendres, que le gouverneur du Roussillon, M. de Mailly, voulait ouvrir à la navigation commerciale et à la marine de guerre. C'était le temps où la rivalité 'maritime de la France et de l'Angleterre allait décider Louis XVI à soutenir l'insurrection américaine. De Wailly ordonna son plan autour d'un obélisque dressé en l'honneur du roi et de sa politique optimiste. De Wailly a dessiné lui-même les bas-reliefs : le Commerce protégé, la Marine relevée, la Servitude abolie en France, l'Amérique indépendante (musée du Louvre). Le contour sinueux de la rade était régularisé par deux bassins circulaires, d'où rayonnaient le tracé des rues et les édifices publics. Les nouveaux citadins furent comblés d'exemptions et de privilèges.
En 1781, âgé de cinquante et un ans, De Wailly épousa Adélaïde Belleville, fille d'un peintre décorateur, qui en avait seize. Il l'installa dans la maison qu'il venait de se construire rue de la Pépinière, contiguë à une autre plus petite, qui fut celle de Pajou. La maison De Wailly, sise au fond d'une cour, était un édifice compliqué où l'architecte avait accumulé les réminiscences. Au bas de l'escalier circulaire, une copie des Trois Grâces de Germain Pilon attestait une admiration, nouvelle à cette époque, pour l'art français du XVIe siècle. Il faut étudier d'après les estampes de Krafft cet édifice dont l'analyse a toujours défié l'usage des mots. Sa participation régulière aux Salons du Louvre l'avaient depuis longtemps fait connaître du grand public éclairé. Il ne cessait d'aménager le décor de la vie et d'en proposer par l'image une représentation convaincante. Il fut celui qui vulgarisa le dessin d'architecture en l'animant de figures empruntées à son temps ou à une Antiquité idéale. Un critique du Salon de 1775 imagine le peintre Eustache Le Sueur en visite à cette exposition. Il s'arrête devant l'Escalier de la Comédie-Française et constate : « Ah, voilà des figures copiées d'après moi ».
Dans les dernières années de l'Ancien Régime, son influence se répandit grâce aux élèves qu'il avait formés et aux projets qu'il expédiait à l'étranger. En 1783, libéré du Théâtre-Français, il accepta les offres du landgrave de Hesse-Cassel, celui à qui Ledoux aurait dit huit ans plus tôt : « Je vois que Votre Altesse n'est pas assez riche pour avoir un architecte tel que moi. » Des projets furent étudiés et brillamment rendus pour le palais de ville de Cassel et la résidence de Wilhelmshöhe. De nombreux artistes virent ces beaux dessins chez De Wailly avant leur envoi. Ils constituaient deux albums dont seul celui de Wilhelmshöhe a échappé à l'incendie de 1944.
Son élève le plus doué fut Poyet, dont De Wailly intégra le projet d'Hôtel-Dieu circulaire à son plan pour un nouveau Paris. Il dut recommander Lemoine le Jeune à Beaumarchais. Petit-Radel, Gauché, Peyre le Jeune sont issus de son atelier. Norry seconda son maître à Cassel. De Wailly fut représenté en Russie par ses élèves Bajenov, Starov et Volkov si bien qu'il est permis d'évoquer à son sujet le rôle joué par les modèles français dans l'architecture princière et l'urbanisme de Saint-Pétersbourg et de Moscou.
De Wailly construisit souvent par personne interposée. Aux Pays-Bas autrichiens, il était apprécié du prince de Saxe-Teschen qui réunit plusieurs de ses dessins à sa collection. Les architectes Montoyer et Payen édifièrent sur ses plans le pavillon d'Hingène, dressé pour le duc d'Ursel sur une digue de l'Escaut, et le temple de l'Amitié dans le parc de Laeken. Il collabora à Seneffe avec Dewez, donna au duc d'Arenberg un très beau projet pour le château d'Enghien, qui brûla le jour de son inauguration.
À Paris, il était temps de se consacrer à la modernisation de la ville, dont on parlait depuis le milieu du siècle. Un plan élaboré par Moreau vers 1769 concernait surtout l'aménagement des rives de la Seine. Quand l'Opéra du Palais-Royal eut brûlé pour la seconde fois, en 1781, De Wailly proposa à M. d'Angiviller la création d'un théâtre et d'un quartier neuf entre le Louvre et les Tuileries. Il y joignait quatre édifices publics aux angles de la nouvelle place de Louis XV et un monument commémoratif de la première ascension en montgolfière. En 1789 parut le Projet d'utilité et d'embellissement pour la Ville de Paris, où De Wailly manifeste son pragmatisme. Il réunit la Cité, l'île Saint-Louis et l'île Louviers ; il ouvre une voie continue du Trône à l'Étoile, tandis qu'une transversale nord-sud réunit l'église Sainte-Geneviève à la rue Vieille-du-Temple, passant sous la voûte centrale d'un nouvel hôtel de ville.
Un inventaire complet de l'oeuvre de Charles De Wailly n'est pas possible. Plusieurs sources concordantes permettent de lui attribuer le château de Rocquencourt, qui a fait place vers 1960 à une oeuvre de Jean Dubuisson. Nous avons de Ch. De Wailly des dessins pour le portail de l'abbaye de Saint-Denis, pour une chapelle à SainteGudule de Bruxelles, pour le tombeau du comte de Caylus... L'Abrégé du Temple des Grâces qu'il aménagea rue de Ménars était peut-être la maison d'une actrice.
Au Salon de 1789, Pajou exposa les bustes des époux De Wailly, elle, jolie et spirituelle, lui pétri de générosité et d'énergie. Il nous a d'ailleurs laissé une vue de cette exposition, où les oeuvres de Pajou et les siennes voisinent avec celles de David et de M." Vigée-Lebrun. Les idées de 1789 lui convenaient. Comme il n'avait pas eu d'autre ambition que celle de se perfectionner dans son art, les hommes de la Convention ne lui tinrent pas rigueur d'avoir servi le régime déchu. Fondateur de la Société des amis des Arts, membre de l'Institut à sa création, conservateur au Museum du Louvre, il rêva la transformation de ce palais où continuaient de se réunir les académies. La salle des Cariatides, destinée aux séances solennelles, lui a inspiré de beaux dessins ; mais la vérité oblige à dire que le talentueux Saint-Hubert, architecte en titre du Louvre, jugea ses propositions ridicules.
Après Thermidor, son seul souci fut de définir l'espace où devait se mouvoir la société nouvelle. Ce furent des rues, des places où les citoyens pourraient évoluer sans distinction de rangs, où les symboles de l'ordre monarchique feraient place aux trophées des victoires républicaines. Une toile de tente tricolore tendue sur la place de l'Odéon en aurait fait un lieu de rassemblements publics. Dans son Théâtre des arts, à l'emplacement des Capucines, il récapitule les formes antiques et modernes qu'il n'a jamais cessé de cultiver. L'exemple de l'antique Palmyre autorise à dresser sept cents colonnes ; c'est le plus gigantesque forum qui ait été projeté pour Paris entre ceux de Boffrand et de Vasconi. Au Panthéon, il propose de supprimer la coupole — comme il l'avait fait dans son grand prix — et de couronner le tambour par des statues de grands hommes. Telle est à peu près la part de Charles De Wailly à l'utopie révolutionnaire, un peu moins connue à ce jour que celle de Ledoux et de Boullée.
Il mourut en 1798, alors que le pouvoir personnel allait resurgir. C'est à l'occasion de ses funérailles que les Parisiens reprirent l'habitude, oubliée depuis la Terreur, de suivre à pied un défunt jusqu'à sa dernière demeure.
Adélaïde Belleville donna plusieurs de ses dessins au Louvre. Elle convola avec son cousin, le chimiste et conseiller d'État Antoine de Fourcroy. Le fils de son mariage avec De Wailly fut dessinateur des Vélins au Museum d'histoire naturelle : des lettres de l'architecte sont conservées à la bibliothèque centrale de cet institut.
M. Gallet, « Un projet de Ch. De Wailly pour la Comédie-Française », in Bulletin du Musée Carnavalet, 1965.
Id. et D. Rabreau, La Chaire de Saint-Sulpice, in BSHP, 1971.
M. Masser, D. Rabreau, préface de M. Gallet, Charles De Wailly, peintre architecte dans l'Europe des Lumières, avec revue des publications antérieures, p.125- 126, Paris, 1979.
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