CLAUDE-NICOLAS LEDOUX (1736-1806)

Ledoux fut l'un des constructeurs les plus féconds de la fin de l'Ancien Régime, mais son oeuvre a été en grande partie détruite au cours du XIXe siècle. Heureusement, il avait fait graver, non seulement ses réalisations, mais des projets utopiques d'une originalité surprenante. Il a accompagné ces estampes d'un texte assez hermétique dans lequel il se présente comme le prophète incompris d'une architecture nouvelle. Depuis 1925, histo­riens et critiques l'ont remis en honneur. Tour à tour, le cubisme, le surréalisme, le postmodernisme se sont découvert avec Ledoux des affinités, l'ont reconnu comme l'un de leurs précurseurs. Ainsi s'est formé un mythe de Ledoux, dont témoignent en particulier deux films de Pierre Kast, La Morte saison des amours (1952) et L'Architecte maudit (1953), ainsi qu'un essai romanesque du même auteur, Le Bonheur ou le pouvoir.

Ledoux naquit à Dormans, en Champagne. Son père était un modeste marchand qu'il n'évoque pas dans ses écrits ; sa reconnaissance va à sa mère, Françoise Domino, et à sa marraine, Françoise Piloy, « qui lui donnèrent ses premiers crayons ». De 1 749 à 1 75 3, protégé de l'abbé de Sassenages, il étudia comme boursier au collège parisien de Beauvais, où furent élèves un peu après lui ses confrères Brongniart et Bélanger. Des maîtres comme Crévier et Hamelin y perpétuaient la tradition pédagogique de Rollin. Sous leur conduite, Ledoux se plongea dans les littératures anciennes et y découvrit la clé des comportements humains.

À l'expiration de sa bourse, âgé de dix-sept ans, Ledoux s'employa chez un graveur. Il étudia l'architecture chez Blondel, dans son école de la rue de la Harpe, mais ne paraît pas s'être inscrit comme élève de l'Académie. Blondel l'estimait et a écrit qu'il ne manquait pas de génie. Ledoux fit un long stage dans le cabinet de Contant d'Ivry, académicien que Blondel flattait à cette époque. Chez Contant dessinèrent aussi Chaussard, Dullin, Bugniet, Bélanger, Perlin, Chevalier, Ledoux assista à la gravure des oeuvres de Contant, dont certaines l'impressionnèrent. Il noua aussi des liens avec le cabinet Chevotet. Contant et Chevotet étaient des architectes établis, assez généreux pour lui procurer quelques relations, mais des artistes démodés. C'est peut-être à leur insu que Ledoux reçut les conseils d'un architecte jeune et novateur, Louis-François Trouard, qui était revenu de Rome en 1757. Trouard connaissait Paestum et admirait Palladio: deux éléments essentiels au parcours ultérieur de Ledoux.

Contant d'Ivry avait achevé en 1749 la modernisation des deux hôtels Crozat (aujourd'hui hôtel Ritz et Crédit foncier, place Vendôme), mais restait en relations avec leTarorirrozat de Thiers par l'intermédiaire de leur amis danois Bernstorff. Or, quand Crozat de Thiers voulut mettre au goût du jour un appartement dans son hôtel, çe fut le jeune Ledoux qu'on en ahargea. À la même époque,c'estWmiles clients de Chevotet que Ledoux connut le Président Hocquart ; il sut capter la confiance de la présidente et celle de sa soeur, M.- de Montesquiou. Sans fortune, mais doué de séduction, Ledoux fut rapidement apprécié d'un cercle mondain où se côtoyaient la finance, la magistrature, la diplomatie et l'armée.

En 1762, rue Saint-Honoré, Ledoux décora la salle du café Godeau, réservé aux officiers. Sur les murs, des trophées d'armes et des miroirs alternaient avec des faisceaux de piques dressés en guise de pilastres et sommés de casques ; ces éléments ont été remontés en 1969 au musée Carnavalet, Encore proche de ses études classiques, Ledoux puisa l'inspiration de ce décor dans Télémaque, dans l'Ênéide, VII-785, et chez Diodore de Sicile, qui décrit les casques pittoresques des guerriers celtiques. En 1763, quand le traité de Paris eut rendu les militaires aux travaux de la paix, M, de Montesquiou appela Ledoux à transformer l'immense domaine briard de Mauperthuis. L'architecte tira parti d'un terrain accidenté et rebâtit le château au sommet de la propriété. Il amena des eaux par un aqueduc, fit un décor hydraulique, une orangerie, une faisanderie et de vastes dépendances dont quelques éléments subsistent.

Madame-Contant-dut favoriser le mariage de Ledoux avec Marie Bureau qui, comme 'elle, était fille d'un musicien du roi. Cette union fut célébrée à Saint-Eustache le 26 juillet 1764. L'un des témoins fut un ami champenois, Joseph Marin Masson de Courcelles, qui procura à Ledoux un poste d'architecte des Eaux et Forêts. Ledoux succéda dans ces fonctions à Claude-Louis d'Aviler. De 1764 à 1770, il fut occupé dans l'Avallonnais, le Sénonais et le Bassigny à construire ou à réparer des églises, des ponts, des puits, des fontaines, des écoles, toutes constructions financées grâce aux revenus de l'exploitation forestière. En appliquant ses capacités d'ingénieur à ces équipements ruraux, Ledoux apprit à collaborer avec une administration publique.

Le cloître des Escharlis a disparu, mais nous conservons le pont de Marac, le pont Prégibert à Rolampont, près de Langres, les églises de Fouvent, de Roche, celle de Rolampont, dont le plan est le plus ancien dessin connu de Ledoux (juillet 1764, Archives de l'Yonne). À Cruzy-le-Châtel, près de Tonnerre, sont de lui la nef, les collatéraux et le premier ordre du portail ; l'édifice a été achevé par Buron quelques années plus tard. C'est dans le cadre de ses fonctions administratives que Ledoux décora, avec la collaboration du sculpteur Louis-Claude Vassé et du serrurier Deumier, le choeur de Saint-Étienne d'Auxerre.

Avant son mariage, Ledoux avait habité rue Quincampoix. Le ménage vécut un moment rue f)lâtri'ere (Jean-,Jacques-Rousseau} avant de se transporter rue -d'OfFéans, sur la rive nord du Bouleva7id, au moment où se dessinait l'avenir immobilier du faubourg Poissonnière et de la Chaussée-d'Antin.

L'oeuvre qui fit connaître Ledoux à Paris fut l'hôtel d'Hallwyl au Marais, reconstruit pour ûn colonel suisse et sa femme, qui craignirent d'y engloutir leur fortune et s'entourèrent de conseillers (1766). Ledoux y fit une fontaine, un atrium à l'antique dont il approfondit la perspective par une colonnade peinte en trompe l'oeil sur le mur aveugle d'un couvent voisin. Cette oeuvre ingénieuse doit encore' beaucoup à Contant d'Ivry. Aucun expert en sculpture n'a encore indiqué si les deux figures féminines qui ornent le portail de l'hôtel d'Hallwyl sont de Vassé ou de Félix Lecomte, qui fut un peu plus tard, avec Duret, l'un des décorateurs attitrés des oeuvres de Ledoux.

L'enseignement de Blondel était fondé sur la tradition française. Le professeur vantait à ses élèves les édifices de François Mansart, où chaque étage possède ses propres colonnes et où le principe de bienséance oblige les ailes à s'effacer modestement de part et d'autre du corps central. Superposition des ordres et composition hiérarchique relevaient d'une discipline que Ledoux avait acceptée au temps de ses études. Il s'en dégagea sous l'influence du mouvement archéologique et du palladianisme international. Les recueils de Piranèse commençaient à se répandre. Les publications de Peyre et de l'abbé Laugier invitaient les architectes à rendre aux colonnes leur dignité première et l'évidence de leur fonction structurelle.

Dès ses débuts, Ledoux appliqua l'ordre colossal soit à des édifices de type palladien, comme le pavillon_Hocquard-à-la-Gh-a-ussée­d'Antin (1764), soit à des habitations de types iplus traditionnels et français, comme le château de Montfermeil, le logis seigneurial -Maupertliuis et l'hôtel d'Uzès, rue Montmartre, où il conserva les murs d'un édificeiii-den (1767). Cette oeuvre fit éclater entre Ledoux et Blondel un conflit très significatif. Quand le professeur vint visiter cette grande et somptueuse habitation, Ledoux l'indisposa par ses commentaires bavards et satisfaits. Blondel contesta les élévations, ornées d'un ordre ridiculement colossal, l'incommodité des distributions intérieures et les grands trophées décoratifs du salon de compagnie, exécutés par Boiston d'après Méthivier, qui ont rejoint ceux du Café militaire au musée Carnavalet. L'oeuvre la plus considérable qui nous reste de la jeunesse de Ledoux est Bénouville (1769), surprenant par ses péristyles et son grand escalier central. Ce château du marquis de Livry étonne et paraît incongru parmi les modestes gentilhommières de briques du pays de Caux, comme le déplore une page dénigrante de La Varende. Cette architecture autoritaire évoque le souvenir de Wren et de Hawksmoor ; mais ce que Ledoux doit au classicisme et au palladianisme britanniques reste un point mal élucidé. Dans son texte de 1804, il dit avoir visité l'Angleterre avant 1774. De fait, Hubert Robert le sollicita, de pair avec Clérisseau; pour décorer sous sa direction la résidence de lord Clive à Claremont. L'amateur anglais W. Patoun considérait alors Ledoux comme l'architecte français le plus important ; mais le suicide de Clive suspendit la réalisation (1774). 

Quoi qu'il en soit, l'évolution de Ledoux est jalonnée par une succession d'édifices qui s'apparentent aux villas palladiennes par leur volume cubique et leur péristyle. Les colonnes impriment à l'élévation une sorte de tension verticale et s'exposent à la lumière en avant d'un pronaos obscur ; elles ennoblissent toujours une petite construction: « Je n'avais pas plus d'occasions qu'un autre, a dit Ledoux à Cellerier, mais quand on m'en donnait de petites; je savais le moyen de les rendre grandes. » Il composa ainsi la jolie maison d'une danseuse, Mlle Guimard, à la Chaussée-d'Antin, la maison de -Mlle de Saint­Germain; rue Saint-Lazare (1769-1770), la retraite du poète Saint-Lambert à Eaubonne, le pavillon d'Attilly au faubourg Poissonnière (1771). Dans la même rue, au pavillon Tabary, Ledoux introduit le motif vénitien de la serlienne, combinant arcade et colonnes, au même moment où s'en saisissent ses confrères Barré, Soufflot et Chalgrin. 

Dans le site panoramique de Louveciennes, Ledoux édifia rapidement le pavillon de Mme Du Barry, dont Louis XV lui fit compliment lors du souper inaugural donné le 2 septembre 1771. Charles De Wailly, également recommandé à la favorite, s'était effacé devant Ledoux qui lui en sut gré et le lui revalut. Après la mort de Louis XV, le vieux Contant d'Ivry, bien qu'il ne fût pas expert-juré, estima à l'amiable les honoraires dus à Ledoux par Mn'e Du Barry. Louveciennes a été rebâti vers 1930 par Charles Méwès, qui en a quelque peu altéré les proportions. Blondel lui avait enseigné le pouvoir persuasif et publicitaire des modèles, que nous appelons des maquettes. Ledoux offrait à ses clientes, comme une maison de poupée, le modèle de leur future habitation. Mn" d'Hallwyl, MI' de Saint-Germain, la préside,n,te,_de Goureie, née Lamoignon,  reçurent chacune la leur. Au cours de cette période mondaine, Ledoux fit beaucoup d'autres travaux moins connus pour les Foucault, les Sénozan, les Caraman, les Fontaine de Crarnayel. Le palais du prince de Montmorency (1770), à ,.l'angle de la ChausSée-d'Àntin et du Boulevard, contenait un escalier sous coupole, aussi spectaculaire que celui de Bénouville. En façade, l'ordre ionique était juché sur un soubassement rustique, les statues de huit connétables se dressaient sur la balustrade supérieure, le tout conciliait paradoxalement Gabriel et Palladio. Les panneaux décoratifs du salon circulaire sont conservés au musée de Boston. Cette habitation avait été construite aux dépens d'un agent immobilier, Lenormand de Mézières, et loué à vie au prince. Ledoux constatait alors l'appauvrissement des deux noblesses de robe et d'épée. Il se rapprocha des fermiers généraux, dont le soutien financier devait assurer vingt ans de sursis à la monarchie déclinante. 

Ledoux, esprit très ouvert, était attentif à la réflexion des économistes et des agronomes qu'on a appelés les physiocrates. Il avait acquis l'expérience des travaux publics et guettait le moment de reprendre pied dans l'une ou l'autre des administrations qui veillaient à la mise en valeur du territoire. Des tâches habituellement réservées au pragmatisme des ingénieurs ne lui paraissaient pas indignes de ses talents. Il a écrit : « Je voyageais depuis deux ans pour m'instruire, lorsque j'apprit, à Lyon, que le gouvernement avait ouvert des travaux considérables dans une partie de la Franche-Comté ». Il s'agissait du canal de Bourgogne et de la modernisation des Salines, qui exploitaient une richesse naturelle de cette province. Grâce à Mme Du Barry, Ledoux devint commissaire aux Salines et fut un moment placé sous la direction de l'ingénieur des Ponts Perronet. Il devint inspecteur général et ses fonctions lui valurent, jusqu'en 1790, un traitement de 6 000 livres.

Seul le sel permettait de conserver la viande et le poisson. Sa consommation était frappée par l'impôt de la gabelle, dont les fermiers généraux assuraient pour le roi la perception. En Franche-Comté, plusieurs villes situées sur un banc de sel gemme possédaient des puits salés. Les établissements de Salins et de Montmorot entretenaient des chaudières où les eaux rendaient leur sel après de longues heures d'ébullition, opération qui exigeait beaucoup de bois, À Salins, où l'exploitation remontait au Moyen Âge, il avait toujours semblé commode de transporter lé bois vers la ville, ce qui fut remis en question. Les fermiers généraux décidèrent de transporter les eaux de Salins par une sorte de pipe-line vers une forêt située à six lieues de là. C'est la forêt de Chaux, à l'orée de laquelle Ledoux eut à projeter une nouvelle usine au lieu-dit le Val d'Amour, entre les villages d'Arc et de Senans. Louis XV en vit une première esquisse avant de mourir. Louis XVI et Turgot approuvèrent le plan définitif. Telle qu'elle nous est parvenue, commentée et amplifiée par la gravure dans le livre de Ledoux, la Saline est un édifice chargé de significations morales, et le plus impressionnant du xviw siècle. Elle est inscrite depuis 1983 au Patrimoine mondial de l'UNESCO.

Une route droite y conduit à travers la forêt ; À l'entrée, six piliers massifs évoquent la hutte de l'humanité primitive ; leur proportion est celle de l'ordre archaïque de Paestum. À l'arrière de ce portique s'approfondit une grotte qui donne au visiteur l'illusion de pénétrer sous une montagne de sel : les colonnes, invention du génie humain, sont opposées par l'artiste aux forces élémentaires de la Création. L'architecture de la Saline exprime la réflexion du xviir siècle sur l'origine et le progrès des civilisations. Ledoux professe une écologie qui veille à l'exploitation raisonnable des ressources de la nature et une morale qui fonde le bonheur de l'homme sur la saine organisation du travail. L'entrée franchie, le visiteur découvre un grand espace entouré de dix bâtiments qui dessinent sur le sol une demi-circonférence et son diamètre. Sur la partie circulaire se déploient la tonnellerie, la forge, les deux habitations des ouvriers. Au fond, le long du diamètre, les ateliers d'extraction du sel, appelés bernes, alternent avec des bâtiments administratifs. Celui du centre, d'un aspect monumental, a contenu la direction et la chapelle. Ce plan, désigné comme panoptique, permet une surveillance permanente de l'exploitation.

À la Saline, Ledoux a inauguré de nouveaux rapports entre les volumes, l'espace et la lumière. Une vingtaine de colonnes en tout constituent un luxe que Louis XV avait critiqué et que l'architecte eut à défendre auprès d'un bailleur de fonds nommé Mondai-. Pour combattre les effets dissolvants de la distance et de l'éclairage solaire, il a réservé entre ces supports des écarts très limités. Devant la maison du directeur, le fût des colonnes est fait de pierres alternati­vement rondes et carrées, comme à Florence dans la cour du palais Pitti. Bossages et claveaux saillants, répandus dans toute la Saline, y produisent des contrastes lumineux. Ledoux a écrit que le plan circulaire imitait le soleil dans sa course. La Saline est un édifice que les jeux mouvants de la lumière transfigurent à tout moment. 

Le choix des formes et des motifs associe la Renaissance italienne et la tradition française. Sont italiens le traitement rustique de la pierre, les grandes serliennes qui introduisent à deux bâtiments administratifs et aux écuries du directeur. Ledoux a écrit à leur sujet : « On avait approfondi un porche pour protéger les murs du second plan contre les souffles pénétrants du nord. On voyait des bossages rustiques et additionnels aux forces ordinaires, des colonnes d'une proportion courte : quand j'ai soutenu des arcs sur des colonnes, j'ai toujours ajouté à la force du diamètre ce qu'ils devaient perdre par l'écartement. La pierre, la brique, m'offraient des tons variés et la masse entière était en opposition avec des arbres verts, des arbres à fruits. » 

Français sont le jeu de la brique et de la pierre, les chaînages d'angle, les lucarnes et les combles brisés. Une décoration très simple est procurée par des urnes renversées d'où paraît couler de l'eau prête à se
cristalliser sur les murs. Hommage est partout rendu à la prodigalité du règne minéral. Ledoux a conçu une oeuvre forte, assez bien adaptée à sa fonction, dotée d'un symbolisme intelligible. Plus tard, quand il s'est posé en moraliste, il a décrit la Saline comme le coeur d'une cité idéale dont il rêvait. Il en a fait le support de toutes les perfections architecturales. Son texte, équivoque et de caractère initiatique, hésite entre deux interprétations difficiles à concilier. La Saline est-elle le lieu de l'innocence retrouvée, de la transparence, du travail libérateur, de l'épanouissement individuel et de la concorde sociale ? N'est-elle pas plutôt celui de l'enfermement et de l'exploitation des travailleurs ? Elle n'est d'ailleurs pas la seule usine de cette époque organisée en vue de la discipline et du rendement ; et son plan inaugure une conception de l'espace carcéral, le panoptisme, qui s'est imposée au mu siècle. Depuis 1972, destinée à des colloques, elle a été aménagée en lieu d'accueil pour la réflexion des savants et des technocrates ; car rien n'a paru plus favorable à la vie intellectuelle de notre temps que l'union réussie par Ledoux de la technologie et de l'art. 

À l'occasion de ses séjours en Franche-Comté, Ledoux fut désigné pour construire le théâtre de Besançon. Déjà, il avait amé­nagé chez M"' Guimard un petit théâtre démontable et très élégant. Mais les salles publiques n'étaient pas encore nombreuses en France, le programme architectural en était difficile à maîtriser. Il mettait en jeu l'optique, l'acoustique, la ventilation, le chauffage, la surveillance policière, la sécurité. La disposition de la salle devait respecter la hiérarchie des classes, ou plus exactement celle des ordres. La noblesse restait prépondérante, mais la bourgeoisie exigeait des égards et le peuple souhaitait être assis. Ledoux assuma cet état de choses. Il rêvait d'une société où le spectacle serait un acte religieux comme chez les Grecs, le théâtre un lieu de communion humaine et de régénération morale. À Versailles, ses idées étaient approuvées par le duc de Duras et le savant Trudaine de Montigny. À Besançon, Ledoux trouvait en La Coré, intendant de Franche-Comté, un homme éclairé et prêt à l'entendre. Il lui écrivait : « Je sais ce qu'il en coûte pour établir une nouvelle religion ». C'est bien la preuve qu'en 1775, son projet de rénovation sociale était déjà formulé dans son esprit. 

Pour la salle, Ledoux se rapprocha de l'hémicycle habituel aux Anciens et remis en honneur par Palladio. Le parterre fut garni de sièges réservés aux abonnés. Le premier balcon reçut les officiers de la garnison. La noblesse occupa les premières loges et la bourgeoisie les secondes. Ouvriers, serviteurs et soldats, qui autrefois seraient restés debout ou parterre, occupèrent des places assises au sommet de l'amphithéâtre. Secondé par un élève de Servandoni, le machiniste Dard de Bosco, Ledoux donna à la scène une grande extension et les perfectionnements les plus récents. Entre elle et la salle, il eut, longtemps avant Wagner, l'idée de dissimuler les musiciens dans une fosse d'orchestre, Le théâtre de Besançon, inauguré en 1784, fut \ signalé dans la presse avec éloges. Ledoux fit pour le théâtre de Marseille un projet qui ne fut pas retenu ; mais sa fille Adélaïde-Constance a pu écrire en 1794 qu'il avait fait sous le despotisme des théâtres républicains. 

Certains projets, comme dans toute carrière, n'ont pas été suivis d'exécution. Ledoux fut appelé en 1775 à Cassel, où le duc Frédéric de Hesse employait à demeure un architecte huguenot, lui-même ancien élève de Blondel. Dans cette situation délicate, Ledoux fit un projet d'arc de triomphe qui dépassait les possibilités financières et se retira dignement avec le titre de contrôleur général et ordonnateur des Bâtiments du prince. En 1784, pour l'hôtel de ville de Neuchâtel, le projet de son confrère P.-A. Pâris fut préfé,au sien. Mais ses travaux pour Aix-en-Provence' lui causèrent une plus grave déception. Il y fut appelé pour les prisons et le palais de justice, où siégeaient aussi les États de Provence, deux édifices qu'il envisagea un moment de placer au bas de l'actuel cours Mirabeau. Après des années d'hésitation, la construction du nouveau palais fut projetée sur les fondations de l'ancien, mais dans un contexte urbain entièrement transformé. Ledoux conçut un édifice pyramidal organisé autour d'un vide central éclairé par son sommet. C'était son oeuvre maîtresse, celle qui devait illustrer son nom. À force de diplomatie et de talent, il avait décidé Calonne, réduit l'opposition de Mgr de Boisgelin, président des États. Le chantier fut enfin ouvert en 1786 et les murs ne dépassaient pas la hauteur du rez-de-chaussée quand la Constituante abolit les États. C'est sur l'infrastructure de Ledoux que l'architecte Penchaud a édifié sous la Restauration le palais de justice actuel. Ledoux a écrit « La suspension du palais de justice, des prisons de la ville d'Aix a excité mes regrets. Le Palais seul contenait un arpent artificiel sans cour ; l'exécution commencée, les élévations faites en grand, tout pouvait assurer la pureté de la recherche. » Nous conservons de ce projet quarante dessins de l'agence de Ledoux et des estampes. Énergique et clairvoyant, Ledoux était aussi rêveur, sentimental et plein d'attentions pour les femmes. Vers 1780, à l'approche du romantisme, la sensibilité reprenait ses droits sur la froide raison qui s'était exercée trente ans plus tôt dans l'oeuvre des encyclopédistes. Ledoux s'est ouvert à certains courants irrationnels de la pensée, il a fréquenté des francs-maçons mystiques. Beaucoup de ses amis, de ses confrères, ses élèves Sobre et Damesme étaient affiliés à des loges. Lui-même appartint sans doute à la Rose-Croix, sinon aux Philalèthes ou aux Éveillés. Il s'intéressa aux loges féminines, dites loges d'adoption. Celle de la Candeur se réunissait rue des Petites-Écuries, autour de Mme d'Espinchal, dont l'hôtel était de Ledoux. Avant de rédiger l'Architecture..., où sa pensée s'enveloppe d'ésotérisme, Ledoux s'est complu à des cérémonies mystérieuses comme celle dont son ami, l'Anglais W. Beckford, a laissé le curieux récit. Il aimait s'abandonner à la contemplation de la nature, en ce temps où les jardins pittoresques étaient pour les âmes sensibles le refuge de la nostalgie et des rêves Ses amis, les poètes Delille et Saint-Lambert, célébraient l'art des jardins. Il entreprit pour le trésorier des Maréchaussées Praudeau de Chemilly les travaux du parc de Bourneville près de la Ferté-Milon. À la Chaussée-d'Antin, quartier snob et  nouveau riche, il fit surgir en. 1780 l'hôtel Thélusson dans une position théâtrale et un environnement paysager. Mme Thélusson était veuve d'un banquier genevois, rival de Necker. Elle avait souhaité ce domicile étrange (Sébastien Mercier) et donné carte blanche à Ledoux, auquel elle consentit une gratification spéciale en sus de ses honoraires. Les voitures pénétraient sous la maison suivant un sens giratoire. Le salon central s'enveloppait d'un péristyle circulaire posé sur un rocher, réminiscence d'une gravure de Piranèse et du temple de la Sibylle à Tivoli. Ici, comme à la Saline, les colonnes étaient opposées à la grotte, la lumière à l'ombre, le progrès du siècle à l'obscurantisme du passé. Pour l'aménagement intérieur, Ledoux fut secondé par les sculpteurs Sénéchal et Beauvalet, les peintres Le Barbier et Callet, les bronziers Gouthière et Raymond. De la rue de Provence, l'hôtel pouvait être admiré à travers un arc aux piles surbaissées c'était l'exemple d'une architecture ensevelie qui fut suggérée simultanément à Ledoux et à Boullée par le spectacle fantastique des ruines romaines. L'hôtel Thélusson excita la curiosité générale il fallut prendre des billets pour y être admis. Ledoux fit à Paris d’autres constructions entourées de jardins pittoresques. Il édifia rue Saint-Georges, pour le créole Hosten, un ensemble de maisons locatives qui marque un jalon important dans l'histoire de l'habitation. Cette suite indéfiniment extensible, offre l'exemple d'une architecture sérielle qui a trouvé son application dans les grands ensembles du xxe siècle. Il attachait une importance particulière aux Jardins de Zéphir et de Flore, qu'il avait tracés rue Saint-Lazare autour d'un entrepôt de commerce, lui-même fort original ; cet ensemble pittoresque a inspiré des peintures à Hubert Robert. 

Comme architecte de la Ferme générale, Ledoux édiiia le grenier à sel dé Compiègne. Il entreprit à Paris, rue du Bouloi, la construction du siège central de cette compagnie, dont les membres devaient périr sur l'échafaud. Pour elle, sous le ministère de Calonne, il ouvrit l'immense chantier de la Barrière de Paris. Des droit-s d'oétro' frappaient toute marchandise à son entrée dans la ville, mais la mauvaise organisation du service occasionnait une contrebande active au détriment des fermiers. L'un d'eux, le savant Lavoisier, proposa d'encercler Paris d'un mur de six lieues ponctué de soixante bureaux de perception. Ces bâtiments destinés à des gabelous offraient un programme que beaucoup d'architectes auraient dédaigné. Mais Ledoux composa des édifices qu'il voulait dignes des entrées de Memphis et de Babylone. Il les nomma les Propylées de Paris. Pour couper court à la protestation des Parisiens, il conduisit rapidement l'opération : de 1785 à 1788, cinquante bâtiments sortirent du sol. Presque tous ont été démolis au xixc siècle, quand fut annexée à la capitale une partie de sa banlieue. Parmi le très petit nombre qu'il en reste, ceux de la place Denfert-Rochereau et de La Villette sont les seuls à n'avoir pas été défigurés. 

Certaines des portes de Paris furent encadrées de deux bureaux semblables. D'autres n'eurent qu'un bâtiment. Les plans offraient des variations autour de quelques prototypes. Les bureaux de Monceau et de Reuilly étaient des rotondes. À La Villette et à la Rapée, la rotonde occupa le centre d'une croix. Le bureau de Picpus était un cube palladien à quatre péristyles. Les bâtiments de Gentilly et de Courcelles se présentaient comme des temples grecs. Au Trône, Ledoux dressa de hautes colonnes. Chacun des bureaux de l'Étoile était comme une version parisienne de la maison du directeur de la Saline. À l'entrée du bureau des Bonshommes s'ouvrait une abside voilée de colonnes, version sévère de ce que Ledoux avait fait avec grâce chez la Guimard et la Du Barry. Partout régnaient le dorique grec sans base et les bossages rustiques. Ici et là, la serlienne tempérait ce style robuste et grave. Des arcades firent parfois la ronde autour d'un bâtiment cylindrique.

L'originalité de Ledoux, qui s'était manifestée sans bruit, dix ans plus tôt, dans la campagne comtoise, fut à Paris l'occasion d'un scandale. Réalisé par surprise dans un moment d'inquiétude politique par le génie insolent d'un protégé du pouvoir, cet encerclement fiscal de la ville était provocant. Des critiques comme Dulaure et Quatremère de Quincy observèrent que jamais de telles libertés n'avaient été prises avec l'ordre antique. Le geste de Ledoux fut reçu par ses contem­porains comme un outrage. Il y a quelque chose d'ambigu dans leur réaction de rejet, qui s'adressait aussi bien à l'institution détestée de l'octroi qu'à cette architecture dérangeante et agressive. Après quelques atermoiements du pouvoir, Ledoux fut révoqué de ses fonctions. Mais on comprit un jour la connivence son art avec les idéaux de la Révolution. Après Valmy et Jemmapes, les Thermidoriens reconnurent que ce style renvoyait• aux temps héroïques de Sparte et de Rome. Ils envisagèrent de graver sur les frontons des Propylées les noms des victoires républicaines. 

À partir de 1788, une succession de contrariétés aigrit le caractère de Ledoux et l'inclina au pessimisme. Tandis que le gouvernement de Necker désavouait l'entre­prise des Propylées, les travaux d'Aix furent suspendus. Cet architecte ruineux pour le Trésor fut désigné à la réprobation publique. L'émigration dispersa sa clientèle. Comme sa fortune et son train de vie attiraient l'attention, il fut incarcéré sous la Terreur et se crut un moment destiné à la guillotine. Pour un compagnon de captivité, le ci-devant duc de Duras, il composa le projet d'une école d'agriculture dans le Berry. À ce moment, Ledoux fut peut-être protégé par le pefntre David; ami de Robespierre et gend-re-de l'entrepreneur Pécoul, que la construction des Propylées avait considérablement enrichi. Pendant la détention de Ledoux, sa fille préférée mourut. L'autre entama contre lui une procédure judiciaire qui empoisonna sa vieillesse. Libéré, il cessa de construire et prépara la publication de ses oeuvres.

Depuis 1773, il faisait graver ce qu'il avait bâti ou rêvait de bâtir ; mais l'évolution de son style l'obligeait à modifier constamment l'image de sa production passée. Sans cesse, il appelait ses graveurs à retravailler leurs cuivres et détruisait les tirages qu'il jugeait périmés. Son architecture se fit toujours plus colossale, dépouillée, cubique. Les mansardes furent remplacées par des terrasses. Les pleins l'emportèrent sur les vides, les murs perdirent leurs joints horizontaux et les colonnes leurs cannelures. Pour ne prendre que cet exemple, l'élévation de Bénouville a été gravée sous quatre aspects.

Dès 1775, Ledoux avait montré à Turgot les esquisses de la ville de Chaux, agglomération ouvrière qu'il offrait de bâtir autour de la Saline. L'usine devait être doublée et recevoir la forme d'une ellipse, autour de quoi édifices publics et habitations auraient rempli les mailles d'une trame radio-concentrique. Le projet fut amplifié et gravé feuille par feuille à partir de 1780. Jamais un ensemble aussi important n'avait été composé pour assurer le logement, la subsistance, les loisirs et la vie spirituelle de la population laborieuse.

Pendant sa détention, Ledoux esquissa le texte qui devait accompagner les gravures. Le premier volume, seul paru de son vivant, présente le théâtre de Besançon, la Saline et la ville sociale de Chaux. C'est L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation (1804) qui livre l'essentiel du message de Ledoux comme sociologue et moraliste. L'auteur évoque avec amertume les événements qui ont interrompu son activité de constructeur ; il règle des comptes avec la mémoire de ses grands confrères Blondel, Gabriel, Soufflot, Boullée. Pour l'essentiel, le texte commente les pouvoirs moraux d'une cité architecturalement parfaite. Le lecteur est initié comme par un mage à la connaissance du site et des bâtiments au cours d'un voyage divisé en dix journées : ainsi avait procédé Filarète dans sa description de('Sforzinda, cité utopique du xve siècle ; `huis-comme son manuscrit était encore inédit du temps de Ledoux, la rencontre entre les deux auteurs est fortuite.

Chaux peut être considéré en référence à l'architecture industrielle de la même époque et à l'urbanisme des villes nouvelles, dont certaines étaient voisines de la Franche-Comté, Ch. De Wailly, ami de Ledoux, construisait Port-Vendres sur le golfe du Lion ; Quéret, ingénieur des Salines, avait été chargé de Versoix, proche du Léman.

Carouge, dans la même région, était confié par le duc de Savoie à des architectes italiens. Charlestown, dans la Caroline, avait été tracée par l'urbaniste genevois Bernard, l'oncle maternel de Jean-Jacques Rousseau. Aucune de ces réalisations n'égale en célébrité l'usine réellement bâtie par Ledoux aU Val d'Amour et la ville imaginée autour d'elle. À leur propos, Ledoux esquisse un bilan des civilisations. Il entremêle des considérations sur l'histoire, l'agronomie, le commerce, l'industrie, l'hygiène, la morale, l'éducation. La théorie de l'architecture proprement dite est dominée par une notion qui dérive de la philosophie sensualiste. C'est celle du caractère — déjà chère à Blondel —dont l'architecte doit marquer un édifice pour que son apparence annonce sa fonction. Par ses formes expressives et son décor emblématique, une architecture édifiante inspire la moralité de ceux qui l'habitent et fait régner la vertu dans la vie de la cité. La maison du menuisier est faite d'une superposition de madriers. L'atelier de cerclage des tonneaux est lui-même encerclé d'anneaux, au nombre de sept selon la tradition mystique. L'abri des gardes agricoles est une sphère percée d'ouvertures aux quatre points cardinaux, symbole de vigilance et d'ubiquité. Parmi divers édifices moralisateurs, le Pacifère, tribunal de paix, est en forme de cube, symbole de force, d'immutabilité et de justice. Autour de la Maison d'union, des faisceaux de licteur symbolisent la force publique, la sociabilité, la conciliation. Le bordel, en forme de phallus, est interdit aux hommes mariés ; il est censé protéger l'institution matrimoniale. Quant à la maison des charbonniers de la forêt, faite de troncs d'arbres, elle rappelle l'habitation de l'homme primitif et son innocence originelle.

Tout ce qu'il y a de sentimental et de généreux chez Ledoux confirme l'intuition de C.-J. Jung, selon laquelle la ville est dans l'inconscient collectif un archétype et un symbole maternels. Ledoux situe en bonne place parmi les édifices de Chaux le Temple du souvenir des Femmes. Lui seul a su écrire : « Pour être un bon architecte... il faut lire dans le cercle immense des affections humaines. »

L'ambition de changer le comportement des humains en organisant l'espace où ils se meuvent est aussi vieille que l'Occident. Ledoux s'est placé sous le patronage de quelques grands utopistes. Il nomme plusieurs fois Platon, auteur de la République et visiteur de l'Atlantide, saint Augustin, auteur de La Cité de Dieu. Dans la littérature française, la ville de Salente, décrite par Fénelon dans Télémaque est pour lui une référence classique. Il connaît, comme nous l'avons vu, Diodore, salue en passant Campanella, « le Calabrais », dont La Cité du Soleil offre une caution au plan circulaire de la Saline et à l'organisation sociale de Chaux. Ledoux n'ignore pas davantage les îles flottantes de Morelly ; mais surtout, la communauté peu nombreuse de Chaux, établie en milieu rural non loin de la république de Genève, rend hommage à quelques idées de Rousseau. Ledoux honore les libertés individuelles inventées par la génération des Philosophes, mais cède à la nécessité d'assujettir le plus grand nombre des hommes à une discipline qui les maintient tranquilles et soumis. Sa pensée s'est exprimée sous le Consulat, époque où se recomposait en France une société hiérarchique. Elle préfigure le paternalisme patronal du xDc siècle. Sa Vue du village de Maupertbuis montre qu'il concevait une répartition disciplinée de l'habitat individuel à la campagne. Elle aurait dû servir de modèle en 1925, quand la loi Loucheur fit proliférer dans le désordre les lotissements pavillonnaires autour de Paris. 

Il existe parmi les estampes laissées par Ledoux une suite de cent édifices désignés assez gratuitement comme maisons de campagne. Elles appartiennent au domaine de l'architecture pure. Il les a composées pour le seul plaisir de développer sur un même thème une succession illimitée de variations formelles, plus nombreuses que les villas de Palladio. Elles sont à l'art architectural ce qu'est à la musique une partie de l'oeuvre de Bach. Ledoux a ainsi développé un combinatoire, une morphologie puissante et primitive qui renoue avec l'art égyptien et le renouvelle. En remontant aux origines mythiques de son art, il a montré que les volumes élémentaires exerçaient sur les esprits une autorité intemporelle. 

Au-delà des épreuves et des déceptions qu'il avait traversées et surmontées, Ledoux âgé conservait un fond d'optimisme et de sympathie humaine. Pour lui — c'est là ce qui le distinguerait de Rousseau et le rapprocherait de Voltaire — l'humanité n'est ni une abstraction ni une simple entité collective. En toute circonstance, il était attentif à ses semblables, cherchait à deviner leurs singularités intimes, leurs passions, leurs générosités, leurs travers. À ses yeux, les Caractères de La Bruyère devaient être un livre passionnant mais inachevé. Il avait visité à Aix le laboratoire de Tornatori, émule de François-Joseph Gall et précurseur de la phrénologie. Chacune de ses maisons de campagne est destinée à une personnalité intéressante ou à une famille désignée par sa configuration psychologique, « Il rêvait, écrit Monique Masser, de mettre en harmonie, en résonance les êtres eux-mêmes, les forces et les formes qui les environnent. » Ainsi, la cité idéale, disposée en zones concentriques, accueille la communauté humaine et s'offre à son infinie diversité. 

Dès qu'elle parut, en 1804, l'Architecture de Ledoux fut admirée pour son illustration et sa qualité graphique ; mais le texte en fut considéré pour longtemps comme une élucubration délirante et fumeuse. L'oeuvre ne valut pas à l'architecte de nouvelles commandes, car Napoléon se méfiait des idéologues ou de ceux qu'il considérait comme tels. 

En 1806, la mort empêcha Ledoux de publier les quelque cinq cents estampes qui ne figuraient pas dans son premier volume. Les cuivres légués à l'architecte Pierre Vignon, qui n'en fit rien, parvinrent entre les mains de Daniel Ramée, fils d'un disciple de Ledoux. En 1846 et 1847, Ramée publia à Londres chez Sinnet et à Paris chez Lenoir une édition refondue qui fait plus de place à l'oeuvre bâtie qu'à l'oeuvre utopique. Il laissa de côté une centaine d'estampes dont les tirages uniques ont été reconnus en 1983 par Georges Fréchet dans la réserve de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris : nous les avons publiés en 1991 ; d'autres pourraient encore émerger de l'oubli.

G. Levallet-Haug, Claude-Nicolas Ledoux, 1736­1806, Paris, Strasbourg, 1934.

J.-Ch. Moreux, M. Raval, Claude-Nicolas Ledoux, architecte du roi, Paris, 1945.

E. Kaufmann, Three Revolutionary Architects, Boullée, Ledoux and Lequeu, Philadelphie, 1952, traduction française de Fr. Revers présentée par G.Érouart, G. Teyssot, Paris, 1978.

G. Rosenau, The Ideal City and its Architectural Évolution, Londres, 1959.

M. Gallet, Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), Paris, 1980 (Revue des publications antérieures, p. 286-291). M. Mosser, Le Rocher et la colonne, un thème d'iconographie architecturale au xvllr siècle, in RA, 1982-1983.

A. Vidler, Ledoux, Paris, 1987.

Id., Claude-Nicolas Ledoux, Architecture and Social Reform at the End of the Ancien Régime, Cambridge, Mass., Londres, 1990.

M. Gallet, Architecture de Ledoux, Inédits pour un tome III, préface de M. Masser, Paris, 1991.