JEAN-NICOLAS-LOUIS DURAND (1760-1834)
Théoricien d'une architecture indigente, Durand était lui-même issu d'un milieu voisin de la pauvreté. Son père était cordonnier à Paris, rue Saint-Étienne-des-Grès. Sa mère consacra de longues économies à l'achat de son premier compas. Une personne généreuse prit à sa charge ses études, d'abord au collège de Montaigu, où ses maîtres l'humilièrent, bientôt après chez Panseron qui tenait une école privée d'architecture.
Des fenêtres du collège, Durand observait le chantier de l'église Sainte-Geneviève, qui devait rester pour lui un édifice de référence et la cible de ses critiques. Elle choquait son goût, coûta dix-sept millions à la France; ses voûtes menaçaient ruine avant d'être achevées.
Durand entra comme dessinateur chez Boullée et s'inscrivit à l'Académie comme élève de Perronet. Il entendit avec profit l'enseignement relativiste de Le Roy, qui avait découvert en Grèce la disparité des proportions architecturales. Dès lors, le canon des cinq ordres et le prestige de Vitruve étaient fortement compromis. Durand concourut quatre fois pour Rome. Nous conservons ses projets de 1779 et de 1780, un Museum et un Collège, qui furent chacun récompensés d'un second prix.
Pour vivre, il fit des relevés des édifices publics et privés de Paris qui furent gravés –par Janinet pour les éditeurs Esnauts et Rapilly. À une date indéterminée, il visita l'Italie : Bologne, Turin et Rome sont évoqués plus tard dans son Précis et son Nouveau Précis. En 1788, il commença, au niveau du 59, Faubourg-Poissonnière, la construction d'une maison ornée de cariatides pour un certain La Thuille; c'était
probablement l'entrepreneur envers qui Boullée avait manifesté une complaisance suspecte à l'occasion de travaux à l'École militaire. Plus tard, de connivence avec La Thuille, Durand édifia un petit immeuble pour lui-même à l'emplacement de l'ancienne-- prison ecclésiastique connue sous le nom de Fort-l'Évêque.
En1-790-,-Durand épousa Mlle Geneviève-Prudence Desforges, de Versailles, âgée de dix-neuf ans, qui était, semble-t-il, alliée à la famille de Boullée. Cette union fut heureuse, mais le couple n'eut pas d'enfant. Associé à son ami Jean-Thomas Thibault, peintre et architecte, Durand participa en l'an H aux concours organisés par la Convention et le Jury des Arts pour encourager les architectes. Tous deux se distinguèrent avec le projet d'une fête qui fut donnée en l'honneur de Barra et de Viala dans le quartier du Panthéon. Ils exposèrent un Temple de l'Égalité, deux palais d'Assemblées primaires, un Temple destiné au culte célébré le décadi ; des maisons communes, des palais de justice, des prisons, des écoles, des bains publics. Deux de leurs projets furent concrétisés par des maquettes dues à Fouquet. Leur Temple de l'Égalité reçut promesse d'être exécuté dans les jardins de la ci-devant Folie Beaujon, prouesse qui ne fut pas tenue. Nous connaissons ces projets par les estampes d'Allais, Destournelles et Vaudoyer, par les copies de Coudray, un élève allemand de Durand, comme par les gravures que Durand en a données dans ses propres ouvrages, sinon par le dessin original.
Sur la recommandation de Fontaine, Durand fut nommé dessinateur de première classe à l'École centrale des travaux publics, qui devint l'École polytechnique en 1795.
Son rôle était d'y préparer les matériaux d'un cours d'architecture, qui fut professé par Baltard père avant d'être confié à Durand lui-même. Le but de l'école était de former des ingénieurs civils et militaires, capables d'abord de défendre la France menacée, plus tard d'organiser les territoires annexés par la conquête impériale. Un souci d'efficacité animait les administrations du moment. Durand voulut réduire l'architecture à un corps de doctrine facile à transmettre et à appliquer. Il crut livrer à la rationalité un domaine jusque-là réservé à la sensibilité et au goût, remplacer le talent par le savoir. Pour ses élèves, Durand multiplia les dessins, proposa des sujets d'exercices et de concours. Une partie des collections de l'ancienne Académie d'architecture fut transportée du Louvre à l'École, d'abord fixée au Palais Bourbon avant de s'établir en 1805 à l'ancien collège de Navarre.
L'effort de l'architecte n'était plus tendu vers le beau, mais vers l'utile. L'Utilité fut mère de la Convenance et de l'Économie. De la Convenance naquirent la Solidité, la Salubrité, la Commodité. L'Économie eut pour filles la Symétrie, la Régularité, la Simplicité. Dans ce programme, tout n'était pas neuf, puisque la Convenance avait été définie par Jacques-François Blondel comme l'adaptation de l'édifice au statut social de ceux qui l'occupent ; et que la Simplicité avait été recommandée par plus d'un auteur dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
L'une des discipline fondamentale — dont Monge n'est pas l'inventeur, car Piero della Francesca la connaissait — fut la géométrie descriptive, qui habituait l'élève à se représenter les objets, architecturaux ou autres, dans les trois dimensions de l'espace.
La perspective fut réservée aux sujets les plus motivés, l'usage du lavis déconseillé, car le rendu pictural est trompeur.
Avant lui, l'imitation des Anciens et des maîtres avait guidé les études académiques\ En remplaçant l'imitation par utilité, Durand adopta une méthode déductive allant du principe à l'application. Dans la composition des plans, la partie se déduit du tout, le détail de l'ensemble. On définit des unités élémentaires porches, vestibules, escaliers, salles ou galeries, qui entrent dans une combinatoire et cherchent leur place sur une sorte d'échiquier. Le module de ce quadrillage est l’entraxe, c'est-à-dire la largeur d'une travée. Une démarche analogue se rencontre à la même époque chez Dubut, l'élève de Ledoux. Celle de Durand est exposée dans son Précis des leçons d'architecture données à l'École polytechnique, 1809-1821, et la partie graphique des cours... Mais, de l'avis de plusieurs, parmi lesquels Léonce Reynaud, successeur de Durand, sa méthode n'est ni logique ni contraignante. L'élévation se déduit du plan. Par respect de la tradition, Durand conserve les ordres antiques comme un héritage inaliénable. D'ailleurs, dès l'établissement de l'Empire, il apparut que les ordonnances classiques étaient une représentation de l'autorité légitime dont ni l'État napoléonien ni l'Église concordataire n'auraient pu se passer. Le Roy avait appris à Durand l'extrême diversité du dessin et des proportions des ordres. Durand les simplifia de son chef et en fixa arbitrairement le module. Le dorique, dans sa solidité, convenait aux bâtiments utilitaires, militaires et carcéraux. Durand donna à ses fûts 6/21 de la hauteur totale de l'ordonnance et supprima les triglyphes.
Le fuselage et les cannelures furent également passés sous silence. Le corinthien fut réservé aux monuments les plus chargés de signification patriotique ou religieuse. En 1813, Durand remplaça le chapiteau corinthien, inventé par Callimaque, par celui de la Tour des Vents à Athènes, ou celui de Mylasa en Asie mineure, qui ont autour de leur corbeille deux rangs d'acanthe sous un abaque et une échine carrés. Ces décisions ne provoquèrent que quelques remous dans la presse artistique.
Sur le tard, Durand a introduit des planches d'ornements indispensables au grand public. Elles doivent beaucoup à Piranèse, qui avait recueilli l'héritage décoratif des civilisations anciennes. Pour en décorer les maisons, on trouvait alors dans le commerce des ornements moulés en grandes séries.
Chez Durand, plus convaincante que la combinatoire est la typologie. Il a composé des planches où les édifices de mêmes programme et destination réalisés de l'Antiquité à son temp's sont rapprochés de manière synoptique. Emp_runtés à trois _cents ouvrages, ils constituent 1-e---R-eetteil--ef Parallèle d'édifices en tous genres, 1800. Ce livre à nourri l'éclectisme architectural du )(Du siècle. Les- architectes le désignent sous le nom dé Grand Durand. Des éditions s'en trouvèrent dàns -leS- bibliothèques d'ateliers de l'École des beaux-arts jusqu'à leur dévastation en 1968 et 1969.
Hormis la maison La Thuille, brillamment gravée dans le recueil de Krafft, simplifiée dans le Précis (où l'on n'y reconnaît plus l'ordre de Délos), Durand a très peu construit. Subsistent la maison de Claude Lermina, administrateur de l'École polytechnique, à l'angle des rues Charles-de-Gaulle et Pasteur
à Chessy près de Lagny, après 1801 ; la maison 39, rue Maurepas à Thiais, 1811 ; la maison de campagne de Durand dans la même localité, 49, rue René-Panhard.
Durand fut un homme modeste et fidèle en amitié. Il eut à Polytechnique un théâtre particulier, sur lequel on le voyait interpréter des rôles tragiques. Il légua ses droits d'auteur à l'École pour aider les élèves les plus pauvres. Chevalier de la Légion d'honneur depuis 1820, à cinq reprises il se présenta sans succès à l'Institut ; nous sommes ici à l'origine du différend qui a longtemps séparé en France la profession d'architecte de celle d'ingénieur. Durand mourut dans sa maison de Thiais le 31 décembre 1834.
Son influence a marqué ça et là, en France et en Allemagne, l'architecture des équipements publics et des maisons bourgeoises. Le chapiteau de la Tour des Vents a été adopté dans quelques édifices officiels par ses élèves, comme à Paris Charles Rohault de Fleury dans la galerie de minéralogie du Muséum.
W. Szambien, Jean-Nicolas-Louis Durand, 1760-1834, De l'imitation à la norme, Préface de Bernard Huet, Paris, 1984.