MARIE-JOSEPH PEYRE L'AÎNÉ (1730-1785)

Élève de Blondel dans son école privée, Peyre compléta sa formation auprès de Legeay. Il fut inscrit à l'Académie et y remporta le grand prix en 1751, Les candidats eurent à composer, cette année-là, une « fontaine publique » de vingt toises de face, dont l'ordre d'architecture était laissé à leur choix. Le plan de Peyre dessine un X dont les branches divisent le bassin en quatre cuvettes circulaires ; l'édifice présente ainsi quatre façades identiques. Le traitement de l'ordre dorique est solide. Des rochers, des stalactites, des groupes sculptés constituent un décor traditionnel. Jusqu'ici, rien encore de choquant pour le conformisme officiel.

Nommé pensionnaire à Rome, Peyre arriva au palais Mancini en mai 1753. C'était le temps où architectes et archéologues — on parlait alors d'antiquaires — communiaient dans la redécouverte du passé romain. Clérisseau était en Italie depuis quatre ans. Barreau de Chefdeville achevait son séjour à l'Académie de France. Moreau-Desproux et De Wailly, amis de Peyre, y arrivèrent au début de 1754, suivis en septembre par Trouard. Gondouin et Chalgrin devaient leur succéder peu d'années après. Hubert Robert et Fragonard partageaient l'intérêt des archi­tectes, leurs compagnons d'études, pour les monuments en ruines. Cette génération puisa en Italie l'inspiration du style Louis XVI. Peyre, Moreau et De Wailly visitèrent les chantiers archéologiques de Rome et de Tivoli. Ils firent des fouilles autant que leurs moyens le leur permirent, établirent ensemble une reconstitution des thermes de Dioclétien. Avec eux commence la tradition des envois de Rome qui s'est perpétuée jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Piranèse les observait. L'abbé Barthélemy écrivit au comte de Caylus : « Ils me semblent avoir renouvelé cette sage méthode qu'on admire en Desgodets » (25 janvier 1757).

Peyre admirait la Renaissance et les magnificences de la Rome baroque. Deux de ses références favorites en architecture religieuse étaient, de Vignole, l'église de Saint-André sur la voie Flaminienne, du Bernin celle de La Riche (Ariccia). Avec ses camarades, il étudia Palladio, un auteur que ne recommandait pas Blondel et dont seules deux médiocres éditions figuraient au Louvre dans la bibliothèque de l'Académie. (Récolement de l'abbé Camus, Arch. nat., o' 1930-1 33). C'est avec les yeux de Palladio qu'ils abordèrent les thermes impériaux, la villa Adriana, la rotonde du Panthéon.

En peu de temps, la leçon romaine imprima aux compositions personnelles de Peyre un caractère grandiose et fantastique. Sur un programme qu'il s'était proposé à lui-même, il composa un Palais pour des Académies. En 1754, lors du concours clémentin de l'académie de Saint-Luc, il présenta le projet d'une cathédrale. Ses concurrents étaient Marchionni, Camporesi et le Français Bernard (?) Liégeon.

Rentré en France, Peyre épousa la soeur de Moreau-Desproux, auprès de laquelle il n'éprouva qu'aigreur et ennui.

Il prépara la publication d'un recueil de gravures et tenta sa chance comme architecte. Le prince Louis-joseph de Condé pensait alors à rebâtir l'hôtel vétuste qu'il possédait à proximité du Luxembourg. Peyre lui soumit un projet magnifique, en concurrence avec l'obscur Louis-Jean Laurent. Mais en 1763, Louis XV ayant acquis le Palais Bourbon, en déshérence depuis 1745, le rétrocéda à Louis-Joseph en récompense de sa belle conduite pendant la guerre de Sept Ans. Dès lors, le prince ne songea plus qu'à cette résidence. Il ouvrit entre les architectes un concours sur invitation, où Peyre tenta sa chance derechef, Le 16 septembre 1764, il écrivit à son frère, Antoine-François, qui à son tour séjournait à Rome : « Boullée a employé des protections et on lui a permis d'en faire aussi. L'archi­tecte de la maison, qui est M. Brisse, un nommé Lorran, qui est un pauvre diable ayant appartenu autrefois au Prince de Condé, ont demandé à concourir, et on leur a permis. M. Constant (Contant d'Ivry) et M. Le Carpentier ont refusé. En sorte que nous sommes restés de concurrents Mrs Chevotet, Barreau, Boullée, Brisse, Lorran et moi ; il y a trois semaines que nous avons exposé nos projets dans la galerie bibliothèque comme l'on fait à l'Académie pour le grand prix. L'après-midi, à quatre heures M. le Prince s'y est trouvé et nous a donné à chacun une audience particulière. Mes projets ont beaucoup plu (.,.). J'ai bonne espérance (...), Boullée a fait une machine immense dans laquelle il y a bien peu de choses convenables. Cependant, son projet ne peut lui faire que beaucoup d'honneur. Les autres ne valent pas la peine d'en parler, Il y a des cabales diaboliques, des intrigues, des protections, enfin, c'est une affaire qui fait beaucoup de bruit dans Paris. (...) Mon projet, suivant le détail que j'en ai fait, coûterait deux millions. Boullée n'a pas fait de détail et il a bien fait, car il aurait bien triplé notre dépense. » (cité par Lance en 1872). Le juge du concours était Soufflot, qui reçut une tabatière d'or. Le prix fut donné à Barreau. Peyre fut gratifié de 3 600 livres. En 1765 parurent les CEuvres d'architecture de Marie-Joseph Peyre. Il les dédiait au marquis de Marigny, promoteur d'un renouveau architectural prudent et respectueux du passé monarchique. Il y donnait sa reconstitution des thermes de Caracalla et de Dioclétien. A son avis, les dispositions des édifices thermaux de l'époque impériale étaient applicables à des palais modernes. Les vestibules, les salles chaudes, tièdes et froides — caldaria, tepidaria, frigidaria — offraient autant de cellules rectangulaires, de rotondes voûtées, d'absides voilées de colonnes in-antis, qu'il était possible de reproduire. La lumière solaire y tombait d'en haut, soit à travers des lunettes verticales (baies thermales ou dioclétiennes), soit par des jours ouverts au sommet des voûtes qui, sous le climat français, pouvaient être vitrées. En plan, une trame géométrique alignait ces diverses figures, aussi bien selon les médianes que selon les diagonales de la composition quadrangulaire. La fuite des perspectives et l'articulation des espaces associaient l'unité à l'imprévu. Les esprits cultivés en furent surpris. Il leur sembla qu'une syntaxe latine gouvernait l'agencement des plan romains. Peyre publiait aussi ses propres projets. La cathédrale, composée à Rome, est un édifice de plan central à coupole. Elle est entourée d'une immense colonnade circulaire, tangen­tiellement à laquelle le palais de l'archevêque et le logis des chanoines sont diamétralement opposés. La colonnade crée autour de l'église une zone de silence et de recueillement ; cet exemple eut une grande postérité dans la composition néo-classique.

Peyre reproduit, entre autres projets, celui d'un portail d'église plus modeste et des Fontaines jaillissantes et isolées, héritières de celles du Bernin. Son projet pour l'hôtel 

de Condé épouse le terrain irrégulier délimité par les rues de Vaugirard, Monsieur­le-Prince et de Condé. L'architecte y adapte au plan français d'un hôtel entre cour et jardin le maillage de l'architecture thermale. Dans le vestibule central, l'escalier tourne en arrière d'une colonnade circulaire. Du côté de la rue de Condé, où sont les communs et les écuries, l'espace triangulaire est occupé par un jeu de rotules qui n'était pas pour étonner le prince de Condé : Jean Aubert avait fait de ce procédé une application brillante au manège de Chantilly.

Le portail de l'hôtel ne s'ouvrait pas dans un de ces murs pleins qui rendent si tristes et ennuyeuses les rues du faubourg Saint-Germain, mais par un péristyle à jour. Cette solution était dans l'air, préconisée par l'abbé Laugier et par Blondel dans ses écrits tardifs. En 1764, Gabriel l'avait adoptée avec plus de simplicité, pour l'entrée de Compiègne, qui fut exécutée après lui. Moreau-Desproux en donnait un exemple au Palais-Royal, l'année même où paraissait le livre de son beau-frère. Le Carpentier, successeur de Barreau, prit même décision au Palais Bourbon en 1766. Il fut suivi par Chalgrin à l'hôtel de La Vrillière et par Gondouin à l'École de chirurgie, tous deux en 1769. Mais les plus belles interprétations de l'idée de Peyre furent données par Ledoux dans son projet pour Cassel (1774) et par Rousseau à l'hôtel de Salm en 1785. Peyre fut ainsi créateur par confrères interposés.

Le Livre d'architecture contient un projet modeste, mais célèbre. C'est celui de la folie Leprêtre du Neubourg, construite en 1762 par Peyre aux abords de l'actuelle station de métro Corvisart. Elle parut aux contemporains nouvelle dans sa grande simplicité. L'élévation principale annonce la tendance néo-classique à effacer la prépondérance de l'élément central ; car bien que le rez-de-chaussée ouvre sur un péristyle et un perron, les frontons sont réservés aux corps latéraux, Intérieurement, si les pièces principales se commandent, les deux niveaux de l'habitation offrent autant de commodités domestiques que les folies en forme de coquilles composées par Le Carpentier. Noblesse et bonhomie s'unissaient dans cette villa suburbaine de caractère italien. Peyre écrit : « J'ai orné la façade de colonnes formant le péristyle, comme le sont la plupart des catins italiens, afin de donner le jeu et le mouvement qui rendent en général l'effet de ces sortes de bâtiments très agréable. On en voit un grand nombre d'exemples dans Palladio. » Le nom de ce maître revient à tout moment sous sa plume. Il est « le plus ingénieux des architectes modernes ». Son exemple autorise Peyre à conclure que « ce n'est pas la grande richesse qui donne de la noblesse à un bâtiment, cc sont les belles proportions et les belles masses ».

Madame Le Prêtre du Neubourg, née Claude-Angélique Boucher, mourut le 30 mai 1770, dans la bousculade de la place de Louis XV. Des épaves de sa villa ont été recueillies à Meudon dans la maison de Rodin.

En 1765, Peyre était inspecteur des Bâtiments du Luxembourg. Ses principales réalisations se situèrent dans le quartier. En 1767, il présenta à l'Académie son projet pour la chapelle des Visitandines du faubourg Saint-Jacques, qui a été démolie en 1905 pour faire place à l'Institut océanographique. Le cabinet des dessins de Carnavalet conserve une première étude pour le portail. Les comptes de la communauté portent à cette date « honoraires de M. Paire, 2 000 livres » (Arch. nat. H5 4200). L 'attribution à Peyre est confirmée par les Tablettes de Renommée de 1777. La réalisation était alors confiée à l'entrepreneur Barat. Mais, curieusement, dans son Almanach du voyageur pour 1783, page 439, Thiéry indique : « Cette maison aujourd'hui une des plus riches et des plus considérables de l'Ordre, vient de faire reconstruire une partie de ses bâtiments et l'Église en entier, sur les dessins de M. le Moyne, Architecte. » Cette information, recueillie sans doute de la bouche d'une religieuse, prouve simplement que Peyre fut souvent remplacé sur le chantier par Lemoine de Couzon, qui était son adjoint au contrôle de Choisy. Les estampes de Janinet montrent une nef ionique et des collatéraux précédant un choeur circulaire où deux étages de tribunes sont embrassés par un ordre corin­thien, sous une coupole à caissons. Thiéry n'en dit rien de plus dans l'édition définitive de son Guide, parue en 1787. 

 

En revanche, selon le même auteur, l'hôtel de Nivernais, 10, rue de Tournon est « décoré intérieurement et extérieurement sur les dessins et conduite de M. Peyre l'Aîné ». Le permis de construire est du 10 mars 1769 (Arch. nat. zn• 488, folio 18 verso), mais les travaux décoratifs n'étaient pas finis en 1774. Louis-Jules Barbon de Mazarin-Mancini, duc de Nivernais, ambassadeur de Louis XV, était un protecteur commun d'Hubert Robert, de Ch. De Wailly et de Peyre. Son hôtel, devenu caserne, a perdu ses ornements. Le portail était sommé d'armoiries, comme on le voit sur le dessin pris par le Suédois C.-V. Carlberg pendant son voyage d'études en 1780 (Musée de Gôteborg). Dans la salle à manger, entre les colonnes de stuc modelées par Boichot, Hubert Robert peignit des paysages. Le grand salon était rythmé de pilastres corinthiens, avec des torchères de Berruer, sous un ciel peint par Durameau, peuplé de colombes et d'amours. Le billard contenait des composi­tions de Julien de Parme. Il avait été convenu que toute contestation pouvant survenir au cours des travaux serait soumise à l'arbitrage de Soufflot, qui travaillait au Luxembourg. En 1775, il assista en effet, dans la salle à manger, à la réception des stucs de Boichot. (Arch. nat. Z1J 1012).

À la même époque, en concurrence avec Clérisseau, Peyre donna un projet de villa pour le marchand marseillais Borély qui leur préféra l'architecte Esprit-joseph Brun.

Peyre fut un moment mêlé à l'entreprise du canal de Provins et fit en clientèle privée des travaux rémunérateurs. En 1777, sur le terrain de l'ancienne Monnaie, à l'empla­cement des magasins de la Samaritaine, les frères Peyre bâtirent pour eux mêmes un petit immeuble d'aspect banal (Arch. nat., Z1J1013 et 1027). Ils louèrent cette maison pour 5 000 livres de loyer annuel à Hubert Robert, qui dut la sous-louer, puisqu'alors il logeait au Louvre.

La salle de la Comédie-Française, plus connue sous le nom de l'Odéon, fut étudiée et construite par Peyre et De Wailly associés (voir l'art. De Wailly). Quand elle fut inau­gurée, en 1783, les amateurs y reconnurent le talent personnel de Ch. De Wailly et « ses défauts mêmes » (Lavallée). Cet architecte a toujours affirmé que la participation de son ami avait été égale à la sienne ; une chose en tout cas est certaine, c'est que la place semi-circulaire de l'Odéon et ses abords doivent au tempérament réservé de Peyre leur simplicité monumentale.

En avril 1781, sur l'ordre de M. d'Angiviller, Peyre composa le projet d'une crypte où devaient être regroupées les sépultures royales sous le choeur de Saint-Denis. Lemoine de Couzon intervint avec lui à cette occasion. Leur projet associe des éléments classiques à des éléments médiévaux. Guillaumot, consulté comme spécialiste des travaux souterrains, fit un projet néo­classique (Arch. nat., O1 1904-2).

Peyre acheva se carrière comme inspecteur des Bâtiments royaux à Choisy, ville royale qui est aujourd'hui méconnaissable. Il y subsiste, rue Auguste-Blanqui, cinq maisons semblables de style Louis XVI, qui furent construites pour les officiers de la maison du roi. Sises entre cour et jardin, elles ont pour tout décor de faux joints, un entablement bien profilé et de très discrètes consoles sous les appuis des fenêtres. Peyre a fixé ici un type de maisons bourgeoises qui perdra progressivement sa dignité en se chargeant d'attributs indiscrets au cours du xixe siècle. Il mourut dans l'une de ces maisons, de la fièvre typhoïde, en août 1785. Sa veuve convola bientôt avec le poète Ducis. En 1795, son fils fit paraître une seconde édition des OEuvres d'architecture. Elle est précédée d'une courte biographie, augmentée d'articles que Peyre avait publiés dans le Mercure, enrichie de plusieurs fontaines qui avaient paru séparément chez Mutin.

En Marie-joseph Peyre, l'artiste fut intransi­geant, l'homme aussi modeste qu'effacé. À deux reprises, dans son Architecture..., p. 189 et 208, Ledoux a évoqué à mots couverts le souvenir de ses amis Peyre et De Wailly. Il tenait l'énergique et entreprenant De Wailly pour son égal, mais à ses yeux Peyre avait manqué d'ambition. La maison gravée pl. 195 est dédiée au souvenir de deux artistes « dont l'un n'a pas eu le courage de le devenir ». Peut-être, mais avec le recul du temps, nous mesurons quel fut le sillage lumineux de Peyre parmi les générations néo-classiques.

L. Hautecceur, Rome et le retour à l'Antiquité au XVIIIe siècle, Paris, 1912.

M. Gallet, Palladio et l'architecture française dans la seconde moitié duXVIIIesiècle, in MHF, 1975, avec un portrait de Peyre,

M. Mosser, « M.-J. Peyre », in Piranèse et les Français, Rome, Dijon, Paris, 1976.

J.-M. de Montclos, Les Prix de Rome, Paris, 1984.