PIERRE-LOUIS MOREAU-DESPROUX
Ses oncles, J.-B.-A. Beausire et Laurent Destouches, le destinaient à occuper après eux les fonctions de maître des Bâtiments de la Ville de Paris. Dans sa notice sur De Wailly, Andrieux désigne Moreau parmi les élèves de Legeay. L'enseignement de ce maître était en effet indispensable à qui voulait affronter les concours de très haut niveau qui se disputaient à l'Académie. Moreau eut pour concurrents Barreau de Chefdeville, Julien Le Roy, Peyre l'Aîné, De Wailly, Louis, Helin... Il obtint le troisième prix en 1749 : le « temple de la Paix », le second en 1750 une « orangerie », le second encore en 1751 une « fontaine publique », le troisième en 1752: une « façade de palais » ; cette année-là, la première récompense échut à Charles De Wailly. La tante de Moreau, M"' Beausire, sollicita dignement en sa faveur M. de Vandières, dans une lettre où elle lui rappelle « son inviolable et respectueux attachement à Madame de Pompadour » (13 novembre 1753). De Wailly accepta de partager sa pension avec son ami Moreau ; ainsi, les deux jeunes artistes ne passèrent pas au palais Mancini les trois années d'usage, mais vingt-deux mois, de janvier 1754 à novembre 1756.
Moreau, Peyre et De Wailly, se consacrèrent à des travaux archéologiques, comme l'ont fait après eux les grand prix d'architecture jusqu'au milieu de xxe siècle. Ayant choisi d'étudier les thermes de Dioclétien, ils semblent avoir prélevé sur leur pension le salaire de quelques terrassiers (scavatori). Ils s'établirent aux Chartreux pour y mettre au point leur restitution, qui comprenait trente dessins. Aussitôt, leur travail fut célèbre ; Piranèse et plusieurs érudits s'y intéressèrent. Après leur départ, l'abbé Barthélemy écrivit au comte de Caylus : « Ils sont entrés dans les souterrains, ont grimpé sur les toits, ont fouillé dans la terre autant que leurs facultés ont pu le leur permettre, et ils nie paraissent avoir renouvelé cette sage méthode que l'on admire en Desgodets » (25 janvier 1757).
Si nous en croyons d'Argenville, la première réalisation parisienne de Moreau fut l'hôtel de Jacques Chabannes, conseiller à la seconde Chambre des requêtes, dont l'élévation faisait face au boulevard du Temple. Cette maison, mise en chantier en août 1758, peut être considérée comme le manifeste de l'architecture néo-classique à Paris, Elle est contemporaine du pavillon de Hanovre (art. Chevotet), dernier témoignage du style rocaille, construit pour le maréchal de Richelieu à l'autre extrémité du Boulevard. Longtemps, les historiens ont évoqué par ouï-dire l'hôtel de Chabannes, d'après la description qu'en donne le père Laugier dans ses Observations sur l'architecture (1765). Ce critique, tout en admirant l'initiative et l'originalité de Moreau, lui reprochait d'avoir cédé au « goût grec » qui faisait fureur en 1758 : sous la corniche, il avait remplacé les denticules par des frettes ; entre les étages, il avait fait régner une frise de grecques, comme le firent au même moment Trouard dans sa maison du faubourg Poissonnière et Chalgrin dans son Prix de Rome. Laugier écrit donc : « L'architecte qui a construit la maison de M. de Chavannes au coin de la Porte du Temple a montré au public qu'on peut dans un petit espace exécuter les choses en grand. Si au lieu de pilastres, il avait mis des colonnes ; si le denticule de la corniche n'était pas en bâtons rompus ; si le même ornement n'était pas répété sur la plinthe qui sépare les étages ; si cette plinthe était supprimée ; si les bandeaux des fenêtres d'en haut étaient raccordés à ceux des fenêtres d'en bas, ce morceau serait cité comme un modèle. » Le projet de Moreau, annexé au devis reçu par M' Davier, notaire, le 3 août 1758, a brûlé avec les minutes de son étude en 1871. Mais deux beaux dessins au lavis de l'élévation sur le Boulevard existent à Carnavalet et dans la collection Wrightsman ; nous les avons publiés en 1961 et 1972.
Moreau Desproux devint architecte de la Ville en 1763 et entra à l'Académie. Il restaura le pont Notre-Dame, construit au xvre siècle par Fra Giocondo, et en fit parvenir un dessin à son confrère vénitien Temanza, qui écrivait la biographie du moine. Comme l'avait fait son oncle Beausire, il donna ses soins aux fontaines et édifia celles des Haudriettes, au Marais, qui existe encore, déplacée en 1930 par l'ingénieur L.-C. Heckly. Elle est décorée d'une naïade vue de dos par Mignot, artiste qui fut plus tard exclu de l'Académie de peinture et sculpture « pour avoir moulé une femme vivante ».
Comme urbaniste, en 1769, Moreau soumit à Louis XV un plan directeur pour l'aménagement de Paris, qui prévoyait la construction de nouveaux quais sur la rive gauche, l'élargissement du parvis Notre-Dame, la construction de places devant Saint-Eustache et le Palais-Royal, la démolition des maisons situées sur les ponts. Moreau a pu s'appuyer sur le projet de Delamair, conservé à l'Arsenal. L'original du sien a brûlé à l'Hôtel de Ville en 1871, mais nous est connu par un album aquarellé Bibi. nat. Estampes, V36).
Moreau-Desproux fut l'ordonnateur des fêtes publiques. Pour la paix de 1763, sur la place de Louis XV, il illumina l'échafaudage des palais inachevés. Sur la Seine, un décor assez grêle reposait sur une île artificielle. Lors du mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette, en 1770, une panique provoqua la mort de cent trente-quatre personnes, mais l'architecte n'en était pas responsable. Pour les relevailles de la reine, le 21 janvier 1782, Moreau réalisa des édifices provisoires d'un caractère monumental. D'un côté de la place de Grève, vers l'actuelle rue de Rivoli, une galerie préfigurait la reconstruction de l'Hôtel de Ville telle que l'architecte la concevait. Une colonnade colossale se combinait très habilement avec une tribune centrale. Sur la Seine, deux colonnes géantes encadraient un temple inspiré de la Rotonde de Palladio. Le souvenir de cette fête et de son décor est perpétué par quatre estampes fameuses de Moreau le Jeune, qui n'est pas parent de l'architecte. Paradoxalement, c'est comme architecte municipal que Moreau rebâtit en partie le Palais-Royal et totalement le théâtre de l'Opéra qui existait dans ses murs. Ce théâtre faisait partie de l'apanage du duc d'Orléans et communiquait de plain-pied avec son habitation ; niais depuis 1749, l'exploitation financière en était confiée par privilège à la Ville de Paris. L'ancienne salle ou Molière était mort, et que Lully avait obtenue pour l'Académie royale de musique, fut incendiée le 16 avril 1763. Au dire du machiniste Boullet, le sinistre avait été causé par l'imprudence d'un balayeur qui avait posé sa chandelle sur k contrepoids de plomb du rideau de scène et s'en était allé en l'oubliant. Il n'y eut pas de victime, mais les pompiers arrivèrent trop tard ; seul fut sauvé, écrit Favart, un clavecin resté dans l'orchestre. Louis-Philippe d'Orléans, petit-fils du Régent, et grand-père du roi Louis-Philippe, tenait à conserver l'Opéra chez lui, parce qu'il aimait l'art lyrique et que l'affluence du public animait ses jardins. Il obtint l'approbation de Louis XV et conclut, le 29 mars 1764, un traité avec la municipalité. Les travaux devaient être réalisés en quatre ans. En fait, ils en durèrent six. Par la même occasion, Moreau refit les façades méridionales du palais et entreprit d'élargir la place qui lui servait de parvis. En modernisant l'habitation construite par-Lemercier pour le cardinal de Richelieu, Moreau lui a donné l'aspect qu'elle conserve aujourd'hui. L'habillage est harmonieux, correct, sans audace. La superposition des ordres et les combles à la Mansart appartiennent à la tradition française ; mais en remplaçant l'ancien bâtiment sur la rue Saint-Honoré par un simple mur, rythmé de colonnes et percé d'arcades, Moreau a donné au palais une sorte de transparence et répondu au désir de popularité qui animait les Orléans, alors que le roi, leur cousin, était perçu des Parisiens comme un grand absent. Intérieurement, le palais était alors en transformation sous la direction de Contant d'Ivry, l'architecte personnel du duc. Dans son ouvrage sur les Résidences des souverains, Pierre-Léonard Fontaine a parlé plus tard des « désordres et des irrégularités auxquels a pu donner lieu le singulier arrangement de deux volontés indépendantes et nécessairement opposées ». Par exemple, un gros mur de refend de Contant vient au milieu d'une croisée de Moreau.
L'Opéra parisien de Moreau fut inauguré en 1770, la même année que celui de Gabriel à Versailles. L'un comme l'autre bénéficièrent des recherches faites en Italie et du débat qui s'était engagé en France autour des salles de spectacle. L'Opéra de Moreau occupait l'entrée de l'actuelle rue de Valois, la scène tournée vers la cour des Bons-Enfants, le foyer du public et son balcon sur la rue Saint-Honoré, où la façade continuait celle du palais. Un peu à l'étroit, l'Opéra comprenait néanmoins deux cafés, un foyer et des loges assez nombreuses pour les artistes. La salle, en forme d'U, pouvait recevoir 2 000 spectateurs. Entre l'amphithéâtre assis et l'orchestre existait encore un parterre debout, dont l'usage allait bientôt disparaître. Le duc d'Orléans et sa famille accédaient directement à trois loges d'avant-scène appelées lanternes, qui contenaient chacune cinq fauteuils. D'après certains textes, les colonnes qui soutenaient ces loges avaient dans leurs cannelures des ouvertures qui permettaient de voir la salle et la scène sans être vu, disposition dont le plan gravé de Moreau ne rend pas compte. Les changements de décors se faisaient à vue ; au-delà du troisième cintre, l'étroitesse du local rendait la manoeuvre difficile. Trois réservoirs d'eau étaient ménagés dans les combles. Du point de vue de l'optique et de l'acoustique, ce théâtre donna satisfaction. Il fut inauguré le 26 janvier 1770 avec Zoroastre de Rameau. Moreau fut applaudi à l'entracte, comme Charles Garnier devait l'être en 1875. Pendant onze ans, jusqu'à la destruction de cette salle par le feu, le 8 juin 1781, tullistes, ramistes, gluckistes et piccinnistes allaient s'y affronter.
Fort de cette expérience réussie, Moreau-Desproux se proposa pour reconstruire le Théâtre-Français en 1771, l'année où la Ville voulut intervenir dans le montage financier de l'opération. Chose surprenante, cette ambition le mettait en rivalité avec son ami Marie-Joseph Peyre, qui avait épousé sa soeur. Le projet de Moreau nous est conservé sous la forme d'une élévation géométrale à Carnavalet et d'une vue perspective à Berlin. Au premier étage, des fenêtres encadrées de gaines dénotent soit l'influence de Robert Adam, soit l'intérêt personnel de Moreau pour Michel-Ange et le maniérisme florentin. Il va de soi que sa clientèle privée était surtout recrutée dans le milieu municipal et la cour d'Orléans. Comme architecte du gouverneur de Paris, Albert de Luynes duc de Chevreuse, il continua les travaux entrepris par feu Le Franc d'Étrichy en l'hôtel de Luynes. De 1762 à 1767, il y modernisa le grand appartement et créa en particulier la chambre à coucher d'apparat qui a été remontée au Louvre, dans les salles du département des objets d'art, par les soins de Pierre Verlet. C'est une pièce aux lambris blanc et or, à pilastres ioniques et décor de vases au-dessus des portes. Bien qu'on y sente encore l'influence des exemples donnés par Contant d'Ivry au Palais-Royal, c'est un des prototypes du style Louis XVI. En 1770, un acte notarié nous apprend que Moreau était le créancier d'un M. Carré de Beaudouin qui venait de faire bâtir rue de Ménilmontant (n° 21) le pavillon où auraient habité les Favart et qui appartient aux soeurs de saint Vincent de Paul. L'ordonnance est celle de la villa Ragona aux Guizzole, gravée au second livre de Palladio ; mais les proportions étirées dans le sens horizontal, peut-être pour s'adapter à un bâtiment déjà construit, sont plutôt celle de la villa Emo à Fanzolo ; cependant, l'assimilation de l'esprit palladien apparaît chez Moreau moins complète que chez ses beaux-frères Marie-Joseph et Antoine-François Peyre. Avec ce pavillon apparut à Paris la mode des maisons-temples dont l'aspect insolite et prétentieux irritait le moraliste Dulaure. En 1772, Moreau bâtit le bel hôtel de la marquise de Gontaut, rue Louis-le-Grand, un rez-de-chaussée à l'italienne qui a été gravé dans le recueil de Krafft et Ransonnette. En 1775, de même que son confrère Trouard, Moreau se porta acquéreur d'une partie du palais ouest de la place de Louis XV (place de la Concorde). Il en revendit la moitié à M. Rouillé de Létang et décora ces locaux sur des dessins qui nous sont parvenus. Les deux habitations, aujourd'hui, réunies, sont occupées par l'Automobile Club. Parmi les clients de Moreau, nous avons également rencontré M. Zacharie de Palernes, trésorier du duc d'Orléans, rue Montmartre, la princesse de Marsan, rue Saint-Dominique, la duchesse de Mazarin, quai Malaquais, M. de Saint-Julien, rue d'Artois.
Pour le duc d'Orléans et sa famille, Moreau étudia le projet d'une tribune privée à Saint-Eustache. Il envisagea d'abord de la placer entre deux piliers du choeur, avant de la dissimuler au-dessus du collatéral gauche, où elle existe encore. Dans le déambulatoire sud, un escalier dont le style s'accorde à celui de la Renaissance monte à la jolie chapelle des catéchismes, aujourd'hui défigurée par des cloisonnements. Cette église doit encore à Moreau la chapelle des mariages secrets, le portail de la Miséricorde qui ouvre sur le Forum des Halles, le second ordre du portail principal et la tour nord, qui n'a pas reçu de pendant ; enfin l'actuel presbytère, à l'angle de la rue du Jour et de la rue Montmartre. Moreau, dont la carrière symbolise l'extrême imbrication des pouvoirs entre le roi et la Ville de Paris, avait été anobli. Mêlé à toutes sortes d'affaires, il avait des intérêts dans l'industrie. En 1778, associé au notaire Richard et au chirurgien Brasdor, il dirigeait une manufacture où était laminé du plomb importé d'Angleterre (Arch. nat. E 1546 3). Au début de 1787, il se démit de ses fonctions en faveur de son collaborateur Bernard Poyet. Il reçut une pension viagère et conserva la jouissance d'une maison, rue de la Mortellerie, dite le Petit Arsenal de la Ville. Rendu à l'exercice libéral de l'architecture, il devint l'associé de J.-B. Chaussard, son confrère dans la loge des Coeurs simples de l'Étoile polaire. Leur cabinet fut rue de la Monnaie. Comme quelque suspicion pesait sur ses agissements, il fit imprimer chez P. H. Nyon, en 1790 un Mémoire pour le sieur Moreau, architecte du Roi et chevalier de son ordre, dont nous ne connaissons qu'un exemplaire, à la British Library.
De son mariage avec Marie-Félicité de la Mothe, le chevalier Moreau avait eu deux filles, qui furent Mme de Fongires et de Chézelles (Mémoires du baron de Frénilly). Après la mort de Marie-Joseph Peyre, en 1785, la sœur de Moreau convola avec le poète Ducis, ami de Bernardin de Saint-Pierre. Moreau bâtit en 1792, à Essonnes, la maison de Bernardin et de sa femme, Félicité Didot ; ce fut sa dernière construction.
Il se partageait alors entre sa maison de Fontainebleau, rue Saint-Merry, et sa propriété de Faverolles. Dénoncé comme suspect, il fut incarcéré à Sainte-Pélagie.
Malgré l'intervention de Ducis, dont on conserve la lettre à Fouquier-Tinville (Arch. nat. w 93), Moreau fut condamné à mort et exécuté avec les « conspirateurs du Luxembourg », le 9 juillet 1794.
P. Albert, Préface à l'édition des Lettres de Ducis, 1879.
A. Vuaflart, « Les Embellissements de Paris proposés par l'architecte Moreau en 1769 », in Société d'iconographie parisienne, 1908.
M. Gallet, « Dessins de Pierre-Louis MoreauDesproux pour des édifices parisiens » in Bulletin du Musée Carnavalet, 1961.
Id., Palladio et l'architecture française dans la seconde moitié du XVIIe siècle, in MI-IF, 1975.