16 mars, Jour J, c’est officiellement le début du confinement. J’ai commencé à tenir un carnet de confinement qui me permettra de garder en mémoire toutes mes impressions et sensations. Il me force à analyser mon environnement, à observer son évolution, ses transformations en me basant sur mes souvenirs d’un temps sans confinement, où on ne se posait pas toutes les questions qu’on se pose aujourd’hui.
Ma perception des choses passe majoritairement par deux dimensions sensorielles, l’ouïe et la vue et enfin l’odorat, par ordre d’importance. La première carte, représentant ma perception sonore a été faite à J+7. Je me suis servie de ma mémoire pour réaliser la carte correspondant à J-7, qui représente l’environnement sonore dans lequel je vivais en temps normal et que je n’avais plus l’habitude ou le temps de questionner alors, à un moment où je n’aurais jamais pu soupçonner qu’il serait un jour questionnable et utile dans un cadre d’enquête sur la manière d’habiter son environnement.
L’ouïe – C’est donc par la dimension sonore que toute l’analyse de mes perceptions du confinement à débuté. Le silence sur le boulevard au dessus de chez moi m’a permit une écoute plus approfondie de ma rue, à travers la fenêtre de ma chambre. Ma chambre d’où j’entend, sens et observe les deux mondes qui m’entourent. L’extérieur et l’intérieur de la l’habitat familiale. Cette écoute affinée m’a permise d’entendre la vie de mon quartier comme jamais auparavant.
J’ai crée cette carte à partir de ma perception sonore de l’espace. La proximité s’y trouve comme resserrée, le quartier, l’environnement dans lequel je vis et qui me paraissait jusqu’alors si large et flou me semble à présent étroit et claire. Je peux sentir la présence des riverains, les entendre vivre.
Entendre des voix au dehors, en étant assise à mon bureau m’a poussé à aller voir, à observer de la fenêtre. Le vis à vis m’a même permis d’identifier mes voisins, après 15 ans à vivre dans l’anonymat. Il nous aura suffit d’une semaine en confinement pour se découvrir puis choisir de s’exposer un peu plus. Chaque jour je récolte des indices qui me permettent de reconstituer le puzzle de ma rue. Qui vit où? Avec qui? C’est “fenêtre sur cour” d’Hitchcock, qui sait si je ne finirais pas par percer leurs secrets? Je m’amuse à les espionner, chaque jour un peu, pendant que je profite du soleil à la fenêtre. Je note leurs routines, leurs interactions avec la rue. Ceux qui me semblaient si loin, distanciés par le bruit de la circulation sur le boulevard me paraissent aujourd’hui proches, presque trop proches, comme si notre rue s’était resserrée et nos immeubles rapprochés. Si proche qu’on pourrait presque se serrer la main d’une fenêtre à l’autre. Comme si la rue qui nous sépare était une rivière et nos immeubles des bateaux amarrés et qu’il nous suffisait de tirer sur la corde attachait au ponton pour se rapprocher les uns des autres. L’absence de bruit efface les distances et crée de la proximité.
La blonde tatouée du 3ème sort son chien vers 16h. Le roux, fils de la voisine aux cheveux blancs qui applaudit à la fenêtre de sa cuisine chaque soir, sort fumer sa roulée à 14h puis à 18h. La commère du rez-de-chaussée fume sa cigarette à sa fenêtre en regardant les passants. Le vieux couple homosexuel sort toujours faire les courses à deux. Le chanteur du quartier que personne ne peut supporter est toujours en place à 18h etc. Je vois tout sans chercher, les informations s’offrent à moi. En période de pré-confinement ces informations se seraient perdues en chemin entre eux et moi, entre le bruit et le mouvement.
Comment reconnaitre un paysage sonore? Comment se situer? Assise à mon bureau j’entend des voix passer sous ma fenêtre. Du français bien sûr mais aussi du chinois, de l’arabe, de l’espagnol, du turc, du portugais. A quoi reconnait t-on le bruit que fait la France? On devine qu’on est dans un pays laïc car on n’entend pas l’appel à la prière ni aucun signe d’une religion d’Etat. On reconnait la métropole à son accent? A quoi reconnaît t-on Paris? Son interculturalisme? On sait qu’on est en ville par le bruit de la circulation, mais on entend aussi de nombreux oiseaux,pigeons, mésanges, pies, ramiers, corneilles et aussi des mouettes. Alors comment savoir? Paris fait elle un son particulier? A t-elle une identité sonore singulière?
Raymond Murray Schafer introduit la notion de paysage sonore dans les années 1970. Il se questionne sur la relation de l’homme aux sons de son environnement et il nous éclaire donc sur la question de l’environnement sonore considéré comme un territoire. « Le soundscape est toute portion de l’environnement sonore visée comme champ d’étude » nous dit-il. Il divise ce champ en trois perspectives : les sonorités maitresses (keynote sounds), dans un paysage sonore, conditionnent notre perception des choses sans que nous nous en rendions compte, le bruit des vagues, le bruit des avions dans des logements proches d’un aéroport etc. Les sons à valeur signalétique (signal sounds), comme son nom l’indique il a pour vocation de signaler quelque chose. Il est conscientisé et renvoit à quelque chose. Enfin, les marqueurs sonores (soundmarks), sont des signaux assignés à un communauté et “font parti du paysage” comme l’appel à la prière à Amman. Schafer oppose dans la perception du paysage sonore les sons naturels, définit par le hi-fi haute fidélité et le lo-fi basse fidélité pour les sons artificiels. Il note une autre opposition établi sur la périodicité des sons, avec des sons naturels périodiques opposés à des sons artificiels redondants, rythmés. Selon sa théorie, l’analyse d’un paysage sonore permettrait donc de percer la combinaison des différents cycles sonores qui le composent, mais concernant les paysages sonores artificiels cette analyse est difficilement applicable puisqu’il s’agit non pas de cycles combinés mais plutôt d’une superposition de sons continus. (http://www.implications-philosophiques.org/langage-et-esthetique/implications-de-la-perception/paysage-sonore-et-ecologie-acoustique/)
La vue – L’intrusion. Le jeune couple qui a emménagé à J+1 dans l’immeuble d’en face, possède une vue imprenable sur ma chambre. Rapidement s’est instauré une sorte de voyeurisme partagé. Ce que je ne faisais pas avant le confinement avec les locataires précédents, ni avec aucun autre voisin d’ailleurs depuis que j’ai plus de 10 ans. Sauf peut-être avec la voisine du Rez de chaussée de l’immeuble de droite, qui se mêle de tout et qui donne envie de l’espionner en retour, pour comprendre un peu mieux qui se cache derrière l’intrusion.
L’intrusion rendrait intrusif. Lorsque j’ai compris que le jeune couple m’observait, j’ai commencé à les observer à mon tour et c’est devenu comme un rendez-vous quotidien. On s’assurait notre présence, on cherchait presque le regard de l’autre, une interaction silencieuse, presque secrète, une autre forme de lien social, en sous-couche, le seul qu’on puisse avoir. Il devenait précieux. Peut-on avoir de l’intimité maintenant que les frontières ont été effacé, que les barrières de façades sont tombées, que ce qui nous séparait nous rapproche? Comment se construisait l’intimité en temps normal? J’ai fais la seconde cartographie. J’ai fais le choix de montrer ces cartographies un peu brouillon et de ne pas en reproduire pour ne pas effacer mes premières impressions. A J-7 ma perception correspondait à un « plan général » dans le vocabulaire du cinéma, représentant une vision d’ensemble, une certaine objectivité, un recul, une distance avec la scène. Permettant de situer l’action. A J+14 il s’agissait plutôt d’un point de vue subjectif, vue à travers mes propres yeux. Les proportions d’une vision humaine créant une proximité avec les immeubles environnants. Plus aucun recul possible.
Les interactions sociales. A 20h, les applaudissements retentissent. Un second rendez vous quotidien s’est mis en place. Durant les premiers soirs du confinement il faisait encore nuit à 20h, on ne se reconnaissait pas d’un immeuble à l’autre, on pouvait éviter les regards en rendant l’obscurité responsable. Après le changement d’heure, le processus de “désintimité” déjà mis en place devenait presque forcé. On ne pouvait plus faire semblant de ne pas se voir. Je crois que ça tombait bien. Il permettait de créer du lien social et chacun était content de saluer son voisinage. Une complicité se créait, c’était une façon de se soutenir face à l’adversité, même sans se connaitre.
A J-7, il n’y avait pas d’interaction entre l’intérieur et l’extérieur. Chacun rentrait chez lui et on se confinait pour retrouver notre intimité. Après avoir passé la journée dehors, entouré, on avait besoin de tranquillité et ça passait par le confinement choisi dans son espace intime. A J+7 en revanche, j’ai constaté un besoin d’échange, d’interaction avec l’extérieur, par les regards, d’un habitat à un autre. En allant faire mes courses je regardais à l’intérieur des appartements. L’intimité n’existe plus. L’intrusion est totale, physique et virtuelle. Non seulement je me sens épiée dans ma propre chambre, mon espace intime mais en plus je me sens mise à nue par téléphone. On n’a plus d’excuse pour ne pas être disponible, ne pas être connectée à son téléphone.
Le temps – Le temps n’est plus une contrainte. On sait que les choses resteront à leur place. Le temps s’allonge. J’ai trouvé difficile de représenter le temps car il creuse l’espace et l’assouplit, le rendant élastique. Comme si les limites imaginaires qu’on s’imposait avec la notion de temps avaient disparues, nous laissant face à un temps dorénavant infini et donc instable, auquel on ne peut plus se référer. Le rapport espace-temps n’est plus à la portée de l’homme, maitrisable. Mais par cette voie là il n’est plus non plus un ennemi de la créativité. Elle devient un passeport, un moyen de dépasser les frontières. Utilisant l’internet comme un nouveau territoire à occuper. L’espace physique est limité mais l’espace mental s’agrandit est devient infini à son tour, car c’est la seule chose à laquelle on ait accès.
Difficulté. Comment le représenter? J’ai planté des fleurs à J+2 et j’ai pris une photo par jour. C’est le temps qui pousse.
Comment représenter un espace infini dans un espace fini? Autrement dit comment représenter un monde intérieur infini dans un espace limité? J’ai représenté un cerveau dans un pièce. Un cerveau avec toutes ces sillons et les différentes parties qui le composent pour montrer la complexité et l’étendue infini de ces capacités.
Le mouvement – La perception des espace est modifiée quand nos mouvements sont limités. La perception de la rue sans voitures, elle semble devenir un lieu d’immobilité alors qu’elle n’était qu’un lieu de passage, de mouvement. En attendant devant les boutiques, on se regarde, on se rencontre, on se parle. On a l’espace, on a la place de le faire. On était contraint par la foule à J-30 avec les grèves de transports, à J+30 on en est privé. En moins de deux mois on passe d’un extreme à l’autre et cela bouleverse tout notre champ sensoriel. Le “trop plein” nous dégoute, nos sens sont en alerte perpétuel, les odeurs, le touché, la vue et le son nous attaquent. On fuit les lieux bondés. Le “trop peu” nous inquiète, synonyme de problème, d’anormal, il crée le manque. Pourrait-on imaginer qu’une sorte d’exode urbaine des populations s’effectuera vers les zones rurales une fois le déconfinement terminé? Les populations citadines quitteront-elles la ville pour la campagne à la recherche de plus d’équilibre dans les sensations? On ne reviendra pas à l’agitation générale qui faisait notre quotidien sans être affectés. Après avoir vécu un confinement de deux mois, il est peu probable que les choses rentrent dans l’ordre. Rien ne sera jamais plus comme avant. Il faudra un temps d’adaptation pour certains, un nouveau départ pour d’autres.
Entre deux mondes – Cette troisième cartographie représente les deux interactions que j’ai de ma chambre. Mon observatoire. L’une avec la rue et les voisins, l’autre avec l’intérieur de ma maison et mes parents. Depuis le début du confinement j’ai du réaménager mon espace trois fois, ce que j’appelle mon observatoire et mon sas de décompression à la fois. Le 17 mars j’ai orienté mon bureau face à la fenêtre, je ne pouvais plus me rendre à la bibliothèque alors j’ai adapté mon espace. Le 20 avril j’ai mis mon lit parallèlement au mur plutôt que perpendiculairement, pour avoir plus d’espace pour circuler entre mon bureau et ma fenêtre, espace que je n’utilisais pas tellement jusque là. Le 30 avril j’ai installé une fine étagère au pied du lit, qui me sert à la fois de table de chevet et de plan de travail et pour pouvoir inverser l’orientation de ma vue vers la fenêtre et non vers le fond de ma chambre. En résumé, les trois modifications apportées à mon espace ont été dirigées vers la fenêtre, l’exterieur de la chambre et m’ont permis de me réapproprier mon espace pour mieux l’habiter, quant il n’était qu’un lieu de passage furtif.
L’odorat – Des odeurs de nourriture me parviennent par la fenêtre. Je ne sais pas d’où elles viennent précisément mais elle me font sentir la présence de l’autre. Difficulté à représenter les odeurs. Il est presque impossible que deux observateurs perçoivent une même odeur. (Lucile Grésillon 2012) On décrit une odeur par sa source supposée et le rapport relationnel qu’on a avec celle-ci, par une évaluation hédonique ou le recours à un souvenir intime et personnel. C’est ce qui les rend si unique à chacun. On manque de vocabulaire, de formes, de détails visuels pour les caractériser. C’est également parce qu’elles sont invisibles à l’oeil nu qu’on peut difficilement retracer leur chemin et donc les représenter ou les décrire. Représenter une odeur par un canal coloré faisant route d’un lieu à un autre pourrait être une idée de représentation possible.
Répétition – Le confinement nous oblige à revoir nos besoins secondaires : retoucheur, pressing, coiffeur, fleuriste, caviste, bricolage, esthéticienne, mercerie, cafés, restaurants, bibliothèque, salle de classe. Etaient-ils réellement indispensables? Repenser son quotidien. Qu’est ce que leur absence provoque en nous? Se contenter de ce qui est là et s’adapter. Mais ce qui est là devient redondant après 30 jours confinés quand on était habitué à des journées hétérogènes. On commence à tourner en rond et pourtant on a mille choses sur le feu. Mais la routine s’est installée. D’abord notre métro boulot dodo a été brisée à Jour J. Notre métro boulot dodo qu’on aimait bien finalement, qu’on avait réussi à rendtre attractif chacun à sa manière, grâce à nos activités, nos sorties, nos rencontres, qui ont disparue aujourd’hui. Il a donc fallu choisir un lieu, se créer un environnement plaisant, dans lequel se confiner. En le transformant ou l’adaptant à nos besoins, se créer un environnement agréable, s’installer un bureau confortable pour télétravailler, faire de la place pour les ateliers créatifs, rassembler les outils, faire la liste des tâches à accomplir pour s’occuper, faire ce qu’on n’avait pas le temps de faire, s’inventer une salle sport, remplir les placards de la cuisine au cas où, vider le grenier, repeindre le salon, ordonner sa bibliothèque bref, se mettre à la pâtisserie, tout un tas d’activités que l’on fait pour passer le temps, se réapproprier l’espace ou se sentir chez soi.
Ce nouveau quotidien était même amusant les 15 premiers jours. Tant qu’on pensait que ça ne durerait pas plus d’un mois. Les observations, la prise de note dans mon carnet du confinement m’occupait et m’amusait jusqu’à ce que ça devienne malgré moi une nouvelle routine. Alors il a fallu la déconstruire à son tour. La routine tue la spontanéité et la créativité à mon sens. Ce qui semblait exceptionnel au début du confinement ne l’était plus à force et devenait ennuyeux, répétitif. Le confinement devenait officiellement notre quotidien et non plus une parenthèse hors du commun. Tout basculait. Je me mettais à dessiner des fenêtres, volets ouverts ou fermés, grandes ou petites, vives ou ternes, des fenêtres ouvertes sur le monde.
Petit à petit on reprend nos vieilles habitudes, on revient à la normalité avec une certaine lassitude, à ce qu’on faisait avant le confinement. t pourtant rien n’est comme avant. Encore une fois, on doit se réadapter à ce qui a changé sans qu’on le décide, sans qu’on ai prise.
Cette dernière carte montre mon évolution, mon mouvement à J+7, en interaction ou en recherche de lien social aussi bien à l’extérieur vers la rue, qu’a l’intérieur de ma propre maison. Le champ s’était élargit. Il s’agissait d’un mouvement d’ouverture vers l’autre. A J+30, le mouvement a disparu, je tourne en rond dans ma chambre et sur moi même. Le besoin d’interaction a laissé place à un besoin de solitude, un besoin de se ré-approprier l’espace, de se recréer un espace d’intimité. A une immobilité. Le champ s’est resserré pour un mouvement d’intériorité.
Le nombre incalculable d’alternatives pour représenter sa perception des choses en cartographie montre bien qu’il n’existe pas une réalité commune à tous mais bien autant de réalités et de perceptions différentes que d’êtres humains sur cette terre. On utilise alors des matériaux, parfois limitants, pour représenter notre perception selon des référentiels communs, codes, symboles, images, couleurs etc toutes informations capables de nous éclairer, nous permettre d’entrer dans le l’univers perçu par l’auteur de la cartographie.
L’interaction entre l’homme et son territoire urbain relève d’une grande complexité d’analyse due à la complexité humaine elle même dont le champs de recherche est presque infini.
Edgar Morin s’attache à définir l’homme à travers des dimensions trinitaires jusque là considérées séparément. Ensemble, elles permettraient selon lui, de comprendre l’homme à une échelle plus globale. Il s’agit de l’individu, de la société humaine et de l’espace biologique, autrement dit le large réseau d’informations à considérer dans une telle analyse concernant l’homme dans son milieu urbain doit pouvoir concevoir et analyser sa psychologie, son appartenance sociale et son origine culturelle et sa physiologie. Il prône la richesse et la nécessité sans faille de l’interdisciplinarité et de son pouvoir d’interaction entre les connaissances. Jusque là trop souvent exclue des analyses de fonds et qui permettrait pourtant de mieux comprendre la complexité du monde. D’après lui, la pensée binaire de l’homme limiterait sa vision du monde, l’empêchant de penser à une échelle plus globale, le réduisant à penser une partie du tout plutôt que le tout lui même. (Edgar Morin, Penser global, l’homme et son univers, 2015)