Cartographie(s) multiple(s) de confinement(s)
Je ne suis pas confinée chez moi, mais chez mon ami, à 20 minutes à pieds, toujours dans le 20èmearrondissement de Paris. Je ne vais chez moi que pour arroser mes plantes.
L’appartement où je suis confinée donne sur un tronçon du boulevard de Ménilmontant, avec de grands arbres le longeant sur trois rangées et un terre-plein central récemment réaménagé et équipé de divers appareils de sport. Dès le premier jour, je me suis souvent retrouvée à contempler ce paysage urbain étendu face à la fenêtre au premier étage. Contrairement à chez moi au rez-de-chaussée, la vue d’ici est plus large et évidemment plus surélevée. Je prends gout à ces instants d’observation en confinement. Le boulevard est animé, notamment avec ceux qui se promènent sur le terre-plein. J’ai décidé aussitôt de cartographier ce nouveau paysage qui commençait à me devenir familier.
Alors j’ai réalisé une première carte illustrant cette parcelle de ma vue, fixe et confinée. Deux cartes représentent ce paysage, une, l’avant confinement, l’autre, l’après, avec un papier calque posé dessus symbolisant le confinement.
Chronique du terre-plein au temps du Covid-19
Avant le début du confinement en France, une crainte de contagion s’était déjà installée en moi en suivant de loin la crise déclenchée en Iran un mois plus tôt. Une fois le confinement imposé à Paris, observant la ville depuis la fenêtre, mon œil se posait différemment sur chaque objet de l’espace public tel le banc, les Vélibs et les appareils de sport. J’observais chaque objet avec une crispation et une manie nouvelle. J’étudiais chaque geste avec beaucoup de précaution et d’inquiétude. Je devenais obsessionnelle, en voyant le virus s’installer vicieusement sur chaque recoin, surtout sur les biens partagés publics. Alors j’ai décidé de réaliser une carte avec une mise au point sur ces équipements sportifs en commun, comme observer chacun à travers une loupe.
Cartographie sensible des vivants – Leçon de résilience des plantes
Sensible aux végétaux, dans mon quotidien parisien, des balades au Père Lachaise me sont indispensables. Dans mon petit chez-moi j’ai plusieurs plantes dont je m’occupe soigneusement. Depuis le confinement, l’absence de mes balades journalières et de mes rituels en lien avec mes plantes me pèse lourdement, notamment à ce beau début de printemps.J’ai donc décidé de réaliser une carte des vivants qui habitent ce nouveau paysage, dont je guette le mouvement depuis la fenêtre jour après jour. Les vivants concernés sont dessinés sur un papier calque et agrandits, comme si je regardais chacun à distance, encadré par le cadre rond d’une loupe. J’accompagne cette carte avec les réflexions qui me traversent en ce temps de confinement sur leur condition de « confiné à vie ».
Là-bas à gauche du boulevard, une vue mince et étroite sur la murée de Père-Lachaise et la toute première rangée d’arbres, majoritairement tilleuls, tous confinés et depuis toujours.
Ici, en bas à gauche, le pied de vigne jeune et frêle sarmenteuse, aux rameaux en fête et aux vrilles frisotantes, née et confinée depuis deux ans. Rempotée l’hiver passé et déplacée, le souci demeurait qu’elle n’en survit pas. Finalement elle a résisté à l’hiver et au déplacement.
Ces jours-ci cette vigne, transplantée, m’inspire en tant qu’immigrée: « Suis-je transplantée ou déplantée ? Prendrai-je un jour racine ici ? »
En l’absence de mes plantes je tente de faire germer deux noyaux d’avocat.
En bas à droite un arbre mature, vraisemblablement Sophora du Japon. Jugé contaminé par un mauvais champignon, une de ses longues branches ont été coupée il y a quelques années. Jadis « mutilé », cette année il a pris les devants et a verdi contrairement à ses anciens pairs. Juste à côté de la zone de repli, plusieurs petites feuilles vertes sont nées.
Plus loin en face, deux Sophoras du Japon plus jeunes et menus s’emportent avec une verdure inattendue. Ils n’ont pas attendu leurs ainés.
A leurs pieds plusieurs plantes et fleures sont cultivées et soignées précieusement par l’habitant du 5èmeétage de l’immeuble d’en face. Les deux premiers jours de confinement j’ai déjà vu ce monsieur impliqué passionnément dans la végétation des bords de ses fenêtres.
En bas à droite au pied d’un autre arbre, des herbes sauvages grimpent malicieusement un vélo cadenassé au tronc.
Plus loin au pied d’un autre arbre une mauve s’épanouit tranquillement. De loin on dirait des feuilles de courge.
Au pied de tous les arbres, les herbes sauvages s’épanouissent en liberté. Personne ne les arrachera en les jugeant de « mauvais herbes ».
Confinés entre Paris, Téhéran et New York
Depuis le confinement, un des rituels de ma journée est nos appels vidéo avec ma mère confinée à Téhéran depuis presque deux mois et mon frère confiné à New York depuis 1 mois. Leur état de santé me préoccupe depuis le début de la pandémie. J’ai donc décidé d’évoquer une perception multilocale de mon confinement, fidèle à la réalité du paysage mental qui m’habite en ce moment ; D’abord à l’échelle de mon espace actuel de confinement, puis à l’échelle familiale, un confinement pour chacun de nous dans trois continents différents et sur trois points géographiques, Paris, Téhéran, New York. Pour la réalisation d’une cartographie sensible de ce confinement, j’ai donc proposé à ma mère et à mon frère de contribuer à la réalisation de cette carte multiple en créant leur propre carte de confinement.
« Oh Oh ! C’est déjà le matin ! Le temps du p’tit-déj !
La chambre. Ses murs sont bleus.
Jour 16. En confinement.
Il faut te lever de ta chambre de 4 mètres quarrés pour aller faire du café dans la cuisine. Ca fait chier!
Tu vas au salon.
Il faut que tu nettoies le salon. Frotte ! Lave les poignets de porte ! Lave tout ! Lave la table ! Lave les verres à boire ! Lave tes mains ! Il faut que tu laves tes mains pendant 20 minutes. 20 minutes ? 30 minutes il faut laver tes mains.
Lance le café ! Et l’eau à bouillir ! Le p’tit-déj !
La bouilloire bout. On l’entend siffler. Ca siffle la bouilloire ! Oh !
Oh oh ! Ca va cramer !
L’eau est bouillie. Tu chauffes ton pain. Pain, fromagé, thé. Tu réfléchis, est-ce que je sors ? Je sors pas ? Je vais courir ? Ou pas ? Qu’est-ce que je fais ? J’étudie ? J’étudie la langue ? Tu te dis je vais faire quoi ? Tu te dis que la meilleur chose est aller appeler mes sœurs et ma mère. Hein ? Oui ! Bravo !
Bom bom ! Iran Paris New York ! Iran Paris New York !
Tu réfléchis : est-ce que je vais prendre ma douche ? Ou j’y vais pas ? Qu’est-ce que je fais ? J’y vais ? Est-ce que je le fais ? Je ne sais plus !
Le chat vient. Tu veux lui donner un peu à manger, mais tu te dis que peut-être il grossit un peu trop là. Comme toi-même. Encore du frigo, à la rue, du frigo, à la rue ! Oh oh oh oh !
Frigo, chiottes, télévision, 2-3 musiques, thé, thé, thé, thé. Gargarise de l’eau salée ! Vitamine C !
C’est le temps de diner ! Qu’est-ce qu’on mange ? Qu’est-ce qu’on mange pas ? Je ne sais plus ! »
Ma mère, retraitée de 71 ans est confinée chez elle à Téhéran, seule et depuis presque deux mois. Elle a accepté de tenter cet exercice de créer sa propre carte intime de confinement suite à ma préposition.
Alors elle a imaginé une journée type rythmée par son quotidien et a cartographié ses déplacements dans son appartement. Chaque mini-dessin représente un geste, une action ou un espace pratiqué, énuméré par l’ordre de sa production durant la journée.
A droite de la page dans une légende chaque numéro est associé à une action précise ou un espace.
Voici la légende traduite depuis la langue persane suivie par quelques explications pour une meilleure compréhension :
- Chambre à coucher
- Toilettes
- Fenêtre et plantes
- Salle de bain
- Cuisine
- Théière
- Table à manger
- Sport
- Balcon
- Tapis
- Lecture
- Télévision
- Téléphone
La journée commence donc par la chambre à coucher représentée par le lit en haut de la page à gauche, accompagné par le chiffre 1. Ensuite, en suivant les petites flèches, nous arrivons au chiffre 2, un lavabo qui représente les toilettes, puis un déplacement vers la fenêtre et les plantes. Le mouvement continue vers la droite de la page, ensuite vers le centre avec des dessins qui représentent les exercices physiques, puis le balcon et les plantes, ensuite en bas à droite la lecture, puis le téléphone, puis la télévision et enfin un retour vers le lit.
Selon les explications orales de ma mère les flèches oranges marquent les actions qui peuvent se produire plusieurs fois dans la journée, telles boire du thé, le geste qui d’après elle se répète souvent dans la journée, manger, les exercices physiques qui est le yoga et donc se passe sur le tapis et au milieu du salon, puis des allers-retours vers le balcon et les plantes qui s’y trouvent, la lecture, le téléphone et la télé, puis la sieste au lit. Il est à préciser que selon ma mère l’objet central de sa carte est le tapis, qui est aussi situé au centre du salon, qui représente le centre de son espace de vie d’après elle. Grande passionnée du tapis, elle précise que depuis le confinement cela lui arrive plus souvent de contempler les dessins de ses tapis et elle ne cesse de découvrir de nouveaux motifs et détails. D’après elle ces tapis persans colorés couverts de motifs de fleurs, d’arbres et d’animaux représentent « la vie en mouvement », « l’élan des vivants ». A travers le tapis elle ressent la « complexité de l’âme de l’être humain ». Cette contemplation la « retisse à la vie ».
Ces jour-si la pensée de mes plantes m’accompagne. Chez-moi est leur lieu de confinement, et depuis toujours.
Lors de mon dernier passage à la maison, les petits citrons du jeune citronnier, déjà mûrs, m’attendaient pour être cueillis. Ce fut la première récolte et en temps de confinement.
J’imagine le jasmin continuer à grandir, à grimper et à s’exprimer en liberté. Il pousse non seulement à l’intérieur de chez-moi, mais aussi à l’extérieur. Il a regagné la rue en trouvant le chemin à travers un trou dans le cadre de la fenêtre. Il avance tout doucement sans crainte malgré le confinement.