Corinne Luxembourg et Dalila Massaoudi
« Projet de recherche-action à Gennevilliers : “La ville côté femmes” »,
Recherches féministes , 29 (1), 129-146.
Cet article est écrit par deux géographes en 2016 et publié dans un numéro de la revue Recherches féministes, intitulé « démarches méthodologiques et perspectives féministes ». Il rend compte de l’expérience d’une recherche-action menée à Gennevilliers pendant 6 ans, visant à « interroger la place des femmes dans l’espace public ». Titrée « La ville côté femmes », celle-ci est une réponse à une commande de la ville, associant un volet de diagnostic à un volet de préconisations. Les auteures décrivent ici leur démarche méthodologique mise en place sur le terrain grâce à des cartes mentales associées à des entretiens. Dans un premier temps, elles dressent le contexte de cette recherche-action, choix méthodologique particulier pour une situation spécifique. Elles présentent ensuite les résultats obtenus, pour enfin souligner les difficultés de mises en œuvre.
Contexte d’une méthodologie de recherche-action
Les chercheuses mobilisent un cadre interdisciplinaire qui emprunte à la géographie, à l’aménagement et à l’urbanisme. Leur « diagnostic des pratiques urbaines » repose ici sur une conception de l’habiter comme relation dynamique entre l’individu et la ville. Il s’intéresse aux rapports à la ville au travers des représentations, perceptions et expériences des espaces publics, spécifiquement via des « indicateurs de citadinité » (comme le voisinage ou la mobilité).
Elles parlent d’une « recherche-action intégrale », menée avec les acteurs et actrices du territoire, qu’il s’agit d’impliquer dans le dispositif afin d’être force de propositions.
Leur travail s’est décliné en plusieurs temps, dont un premier d’observations et de communication par voie de presse et d’affichage. En s’appuyant sur des rendez-vous clés pour les luttes féministes, cela a permis de faire connaître et mettre en discussion le projet, tout au long de son déroulement. Des journées d’étude ont eu pour but d’échanger sur « le processus même de la recherche en train de se faire », pouvant ainsi la faire évoluer, mais aussi en faire valider les résultats, afin d’aller vers des transformations.
Le second dispositif méthodologique a constitué « un corpus de cartes mentales dessinées par les femmes et les hommes », au cours de rencontres dans des cadres associatifs ou à domicile. Ces « cartographies d’itinéraires » (selon de Certeau et Lynch) rendent compte d’une série de connexions, qualifiées par un code de couleur et de tracé, entre des lieux. Le dessin est fait de mémoire, sollicitant la perception que se font les habitant.e.s de leur environnement urbain, les déformations étant alors révélatrices de l’image mentale qu’ils et elles s’en font.
L’objectif in fine est de constituer une cartographie dite sensible (d’après de Biase), aux indicateurs qualitatifs constitués grâce aux observations et aux représentations des habitant.e.s, qu’elles soient graphiques (cartes mentales) ou discursives. Celles-ci ont été recueillies lors d’entretiens dans l’espace public et lors d’ateliers d’écriture en non-mixité.
Gennevilliers est une ville moyenne de banlieue parisienne, dont l’emploi est encore assez industriel et le logement pour partie constitué de grands ensembles, soumis à diverses politiques de la Ville. Les premières interventions de l’ANRU (Agence Nationale de Rénovation Urbaine) ont produit des séparations genrées des activités, conduisant à l’attention marquée de l’ANRU 2 pour des diagnostics genrés des espaces publics. Le contexte spécifique de cette ville s’est constitué après guerre sur une distinction travail-logement, tenant la majorité des femmes loin de l’espace public. Il faut attendre les années 80 pour que se développent des politiques préventives qui cherchent à s’appuyer sur celles-ci, mais les luttes défendant la place aux femmes dans l’espace public ne sont encore pas une évidence.
L’orientation politique de la ville et sa « longue histoire de militantisme pour les droits des femmes » ont permis le développement d’actions en faveur de leur appropriation de l’espace et du débat public.
Cette recherche-action se positionne dans ce contexte comme un « outil de citoyenneté », dans le sens de l’élargissement du rapport politique des femmes à l’espace, passant aussi par le réaménagement de certaines configurations spatiales. Mais encore de « l’invention de nouveaux droits » par la pratique de la recherche — par les femmes habitantes elles-mêmes, tout comme l’intéressement de toute la population à ces questions, mettant ainsi l’accent sur l’importance du « processus de mise en œuvre » de la recherche aux côtés de ses résultats.
Usage de la cartographie dans l’enquête, résultats :
La récolte de matériaux de terrain s’est donc effectuée par la réalisation de cartes mentales par les enquêté.e.s (femmes et hommes de Gennevilliers), complétées par la suite par des observations de terrains et des entretiens. Nous allons synthétiser ici les différents résultats obtenus par cette enquête, mais également la méthode cartographique utilisée dans ce travail.
En effet, le processus de réalisation et d’analyse des cartes mentales est très probant, permettant d’obtenir des résultats chiffrés et clairs.
Les chercheuses ont ainsi demandé à 102 personnes (femmes et hommes) de dessiner leurs « déplacements dans la commune ». Ces cartes mentales permettent à ces habitant.e.s de représenter leurs perceptions de l’espace sans les contraintes de la cartographie classique. Ce sont d’ailleurs les distorsions, variations d’échelles et représentations sélectives de l’espace, qui apporte des informations aux chercheuses sur la perception de la ville par les habitant.e.s. Une légende a cependant été fixée dès le départ auprès des enquêté.e.s, surement pour faciliter l’analyse. Un code couleur est choisi pour l’appréciation des trajets : ceux vus négativement se dessinent en rouge, ceux vus de manière neutre en noir et ceux positivement en vert. Est également demandé d’intégrer la temporalité dans les cartes : les parcours nocturnes se font en pointillés et ceux diurnes en trait plein.
Une analyse systématique a ensuite été réalisée à partir des cartes selon différents critères. Un des premiers critères concerne la quantité d’information représentée par les cartes mentales. Les auteures font l’hypothèse préalable que « plus les cartes fournissent de repères spatiaux, plus leur auteur ou auteure connaît le territoire communal et le pratique ». On peut ainsi classer les cartes réalisées par le nombre de quartiers cités, ce qui nous renseigne sur les périmètres quotidiens des habitant.e.s. De manière générale « les femmes s’approprieraient plus largement le territoire que les hommes ». Cependant, à y regarder de plus près il s’avère que deux tiers des hommes ne s’approprient que deux ou trois quartiers quand les femmes se divisent en trois “catégories” : un premier tiers ne dépasserait pas vraiment le périmètre du quartier de résidence alors qu’un autre tiers s’approprierait largement plus la ville que les hommes.
Les chercheuses exposent ensuite une analyse à travers les types de lieux cités dans les cartes mentales. Cette « typologie des lieux représentés » nous apprend beaucoup sur des usages différenciés et genrés de la ville. En effet, les femmes représentent précisément plus de lieux que les hommes, et ces lieux sont en grande partie liés aux tâches domestiques : garde des enfants dans les parcs, ou équipements sportifs, centres commerciaux pour les courses familiales. Les transports publics sont également plus empruntés par les femmes que les hommes.
Enfin, l’analyse des cartes mentales a également permis une spatialisation des perceptions de l’espace au travers d’une carte ici plus classique. Sont ainsi représentés les espaces de la commune perçus négativement ou positivement par les femmes puis les hommes. Cette perception ne relève pas simplement du sentiment de sécurité ou d’insécurité. Les différentes annotations dans les cartes mentales permettent de constater une multitude de sensations liées à l’espace : l’aspect esthétique, le climat, les détournements d’usages et enfin le sentiment de sécurité ou non.
L’enquête, qui rassemble à la fois l’analyse des cartes mentales, mais également les observations de terrain ainsi que les entretiens réalisés via le Labo-roulotte, a permis aux deux chercheuses de « prendre la mesure des usages des espaces publics par les femmes et les hommes ». En termes de mobilité (en tant qu’indicateur multiple selon Borja, Courty et Ramadier), ce travail met en évidence la double injonction faite aux femmes de Gennevilliers, entre une mobilité domestique “forcée”( tâches domestiques, garde des enfants, en dehors du foyer) et une « immobilité contrainte » au sein du domicile familial. Les auteures définissent également des « gradients d’appropriation de l’espace » à partir du concept de « coquille » (selon Moles et Rohmer) allant du corps de l’individu jusqu’à la ville. Croisés avec les données de l’enquête, ces gradients permettent de comprendre quel partage de l’espace est fait entre homme et femme, privé et public. Certains lieux apparaissent alors comme des « excroissances du domaine privé », des « entre-soi » ou des lieux « d’attitudes exclusives » et « excluantes ».
En guise de conclusion
Ce qu’il nous semble intéressant de retenir de cet article et de la démarche de recherche présentée par les chercheuses est notamment l’inscription de la méthodologie cartographique dans une recherche-action qui mobilise de façon plus large des outils scientifiques comme des pratiques artistiques, mettant en avant l’importance du processus de recherche et des enjeux de son partage avec les populations concernées. Dans ce sens, on peut souligner l’apport du processus cartographique à l’enquête, outil qui permet de récolter et de produire des données quantitatives et qualitatives, mais également sur le terrain de faciliter un travail AVEC les habitant.e.s, l’enquête cartographique favorisant largement l’aspect participatif de la recherche. Plus spécifiquement, elles démontrent l’efficacité à fixer d’emblée un nombre de variables graphiques restreintes pour qualifier les itinéraires afin de permettre la comparaison et l’établissement de statistiques à partir des cartes mentales, dont la synthèse produit des cartes beaucoup plus “classiques” dans leur représentation, bien qu’elles soient dites “sensibles”.
Discussions et questions avec Lisette Rosales et Mahdokht Karampour