Anne Roqueplo, « La cartographie chez les artistes contemporains », revue Le Monde des cartes, n° 205, septembre 2010, p. 107-118.
La cartographie chez les artistes contemporains a été rédigé par Anne Roquelo, une architecte qui a réalisé une thèse sur la question de l’habiter traité par les artistes contemporains. La notion d’habiter tel que l’auteure la définie, est la prise en considération de l’Homme dans son milieu de résidence, de l’échelle du domestique à celle du territoire. L’article est publié par le Comité Français de la Cartographie, association qui contribue à la promotion et au développement des méthodes cartographiques, dans leur revue trimestrielle Le monde des Cartes.
Si les artistes s’emparent de la cartographie selon Anne Roquelo c’est d’abord parce qu’ils s’inspirent de techniques de champs disciplinaires de plus en plus large, et ensuite parce que la question de l’habiter les intéresse. L’auteure présente la cartographie et l’art comme partageant les mêmes objectifs et utilisant les mêmes outils, en ce que les cartes sont un « mode de représentation abstrait du monde ».
L’auteure rappelle qu’originellement la carte sert à la fois à la compréhension d’une réalité en tant qu’outils de communication, mais aussi à l ‘élaboration d’étude en tant qu’outils de travail cette fois-ci. L’art permet de dépasser la forme et la portée de la carte classique. Anne Roquelo propose trois axes représentatifs de nouveaux vecteurs de potentionalités apportés par l’art. Ces trois axes, qu’elle utilise comme structure pour la suite de l’article et que nous proposons de garder pour la structuration de cette note de synthèse, sont les suivants :
- du réel à l’imaginaire
- de l’objectif au subjectif
- du local au global
La première potentialité évoquée concerne le passage de la représentation du réel à la création d’un imaginaire. Sans vouloir revenir sur des exemples anciens de la liaison des artistes avec les cartes, – puisque l’article se veut traiter des artistes qui nous sont contemporains – , l’auteure se borne au Xxéme siècle. Anne Roquelot introduit rapidement la figure du flâneur, importante dans l’art littéraire et qui a su sortir des pages écrites pour se confronter à la pratique de la flânerie en ville. La dérive succèdera à la flânerie avec Guy Debord et l’Internationale situationiste[1]. Des cartes ont été utilisées pour retranscrire ces dérives et leurs perceptions. Plus tard dans les années 1970, c’est le Land Art[2] qui se développe avec la nature comme cadre de création de prédilection, et les artistes associent la carte à leur travail artistique.
Dans le premier exemple qui est donné, la dérive est orchestrée. Le collectif Stalker utilise la carte comme un guide de parcours qu’ils réalisent eux même en ayant fixé des contraintes préalables. Ainsi en 1995, pendant 5 jours ils marchent dans certains quartiers de Rome sans jamais poser le pied sur l’asphalte. Cela a nécessité de répertorier les endroits sans asphalte avant de réaliser le parcours. La représentation qui en découle est « opposée » à la représentation d’une carte sur laquelle les trottoirs et routes représentent de facto les circulations. En représentant l’opposé avec cette même idée de circulation, c’est un nouveau paradigme qui est créée.
Philippe Favier quant à lui, utilise la cartographie comme un terrain de jeu, une zone qui renferme des mystères à élucider. L’auteure Anne Roquelo utilise le terme d’expédition pour nommer l’oeuvre dévoilée dans l’exposition de 2004, intitulée Géographie à l’usage des gauchers. En effet, l’artiste exploite la carte comme un moyen de s’évader, de laisser place à l’imaginaire. L’infiniment grand de sa carte sur laquelle il présente des lieux imaginaires, des villes idéales, pousse le spectateur à s’investir et s’interroger sur sa posture de spectateur. Il est invité à participer, se balader dans l’oeuvre, forcé à aller et venir d’un bout à l’autre de la carte, à fouiller pour y dénicher des informations dans l’infiniment petit des détails.
Son univers est celui du voyage comme l’indiquent les symboles qu’il utilise dans ses oeuvres. Enigmes, rebus, cadavre exquis, l’artiste questionne la relation au sens en obligeant à regarder dans les « à coté », à détourner son regard pour se concentrer sur les détails de cette carte découpée, quadrillée. Ici il utilise la peinture sur verre pour créer un effet de relief à sa carte, lui donner une dimension plus réaliste et permettre au spectateur d’intervenir davantage, de partir à l’aventure vers un monde imaginaire inspiré de l’époque des grandes découvertes terrestres.
La seconde potentialité est le jeu de la balance entre l’objectif et le subjectif. Le travail de l’artiste Richard Purdy s’élabore autour de la question de la relativité de la vérité ; pour ce faire il intègre des « sysèmes » dont il apprend les « vocabulaires » afin de pouvoir ensuite les détourner en utilisant la même structure de language, qui donnera alors l’impression que ce qu’il en dit appartient effectivement au système de départ. Dans son tableau L’inversion du monde, l’artiste part d’une représentation connue et comprise par la majeure partie des gens : le planisphère, auquel toute personne ayant fréquentée les bancs de l’école, a déjà été confrontée. Il reprend les exactes mêmes codes puis tisse une nouvelle histoire des pays, des continents à partir de ce qu’il a inventé. Néanmoins, au premier coup d’œil son tableau ressemble à un planisphère classique, dont les informations sont en vérité erronées[3].
Pour un autre artiste, David Renaud, la subjectivité réside dans des choix esthétiques, qui s’apparentent à du graphisme. Il s’intéresse à la perception humaine de la géographie, ce qui selon sa démarche induits ses travaux « cartographiques » à être accompagnés d’éléments tridimentionnels représentants le relief des lieux cartographiés.
Un autre élément souligné par l’auteure est la construction mentale d’espaces, propre à la subjectivité de chacun, car il n’existe pas de codes pour cela et que ces constructions font appel la mémoire. Certains artistes s’appuient sur des constructions mentales d’inconnus ou de groupes de personnes pour constituer des sortes d’atlas subjectifs.
La troisième et dernière potentialité soulignée est celle du rapprochement et de l’imbrication du micro et du macro. Le travail de l’artiste Guillermo Kuitca est anthropocentré et questionne le rapport de l’individu à son territoire (qui change d’échelle, du micro – la chambre– au macro – le monde-) à travers le prisme de l’intime. Son medium de prédilection est la peinture, mais au lieu d’utiliser des toiles comme support il va également utiliser des matelas pour rapprocher sensoriellement le corps de l’individu aux cartes ou plans qu’il va ensuite peindre dessus. Ce support donne corps à l’œuvre, sert de référence pour le « spectateur » et participe à une sorte de va-et-vient entre le physique et le mental.
Chez les artistes présentés, la carte ne devient pas un medium unique mais est intégrée à un processus de création – souvent itératif et sur un temps très long pouvant aller jusqu’à plusieurs années – , qui nécéssite une appropriation des codes de la cartographie. Une fois ces codes intégrés intégralement ou partiellement, l’artiste peut les manipuler et les détourner afin de servir son propos artistique. L’utilisation de la carte par les artistes permet une relativisation de la réalité, le développement d’une perception plus subjective de la place de l’homme au sein et avec son territoire ainsi que le bouleversement de codes et croyances établies. C’est le potentiel artistique à ouvrir des brèches qui a fini par toucher le monde des cartes. Les représentations non scientifiques de ces artistes ne sont pour autant pas moins valables que des cartographies plus « classiques ». Elles sont néanmoins plus sensorielles et invitent plus intuitivement les observateurs de ces représentations à se questionner sur leurs rapports au(x) territoire(s). La géographie n’est pas figée.
Les questions
Quel est le statut de ces cartes pour l’auteur de l’article ? Sont-elles uniquement considérées comme des oeuvres créatives ou serait-il envisageable de les considérer comme un corpus d’images à analyser ?
La lecture de l’article amène à croire que ces oeuvres pourraient tout à fait faire partie d’un corpus à analyser. En effet, et c’est ce que souligne Anne Roqueplo à la fin de son article, les artistes développent des points particuliers en y injectant leur propre ADN. Cette subjectivité, certainement moins palpable dans une cartographie plus classique, révèle bien un ou des points de vue d’un individu sur une situation donnée.
En quoi le procédé itératif utilisé par ces artistes diffère-t-il de l’élaboration des “cartes classique” ?
Les artistes ne sont pas limités dans leurs outils et l’usage qu’ils en font. Tandis que la cartographie plus classique, même si ses codes et medium évoluent avec le temps et les avancées technologiques par exemple, est tenue au respect de certaines chartes et objectifs selon une méthode définie. Cette production, va s’établir dans une période donnée et pourra être réactualisée une, deux ou trois décennie plus tard par exemple en s’appuyant sur des méthodes similaire à la précédentes afin d’avoir une continuité.
Chez les artistes, les règles et codes sont plus élastiques, malléables et ils les utilisent au regard de leur compréhension du monde et de leur artist statement. Dans les deux cas, le procédé est itératif, c’est le potentiel de l’élasticité de la répétition du processus qui diffère.
[1] Mouvement situé entre art et politique, ce dernier pousse à l’émancipation créatrice dans la vie quotidienne avec la psychogéographie dont le projet est de réorganiser la ville pour qu’elle puisse accueillir de nouvelles situations, des moments de vies singuliers et éphémères.
[2] Le Land Art s’articule autour de l’éphémérité des oeuvres et les transformations extérieures et non controlées que la nature leur apporte. L’oeuvre ne doit plus être figée, transportable, négociable.
[3] Cela dépendant selon l’artiste de la position que l’on se veut adopter.
Le travail d’interrogation de la cartographie des productions de l’art contemporain, par des artistes qui en utilisent et détournent les outils et les codes, peut participer à élargir les questionnements et définitions de la cartographie « sensible ». Comment alors positionner ces pratiques et leurs productions dans le spectre de la carto-géographie et comment l’auteur les utilise-t-elle dans sa démonstration et plus largement dans son travail de recherche : sont-elles considérées d’avantage pour des démarches et des processus (dont il est pourtant peu rendu compte dans l’article) ou un corpus d’images élargi à la troisième dimension? Sont-elles strictement des oeuvres créatives ou à considérer comme des archives documentaires, à visée potentiellement scientifique? Les démarches de ces artistes sont qualifiées de « processus de connaissance sauvage » : quel serait le savoir ainsi produit? S’agit-il de connaitre des territoires ou des manières d’habiter le monde, ou d’explorer les formes et les limites de nos représentations du monde? Et quels liens entre les deux fabriquent ces artistes? Ainsi l’opposition présentée dans cet article comme stricte entre objectivité (de la carte) et subjectivité (des artistes) ne resitue pas les contextes et intentionnalités qui portent les diverses productions entre l’une et l’autres. La relativité des données seraient-elles une invention artistique?
Dans l’introduction l’auteure évoque la double potentialité des cartes, comme outils pour « comprendre » et comme outils pour agir, « préalable à l’action », et situe les artistes au delà de ce couple. Affirmeraient-ils ainsi la puissance narrative (de fiction?) des cartes, de toutes les cartes? Et quelle serait-elle alors, selon la présence ou l’absence de discours accompagnant la carte? Certains artistes présentés construisent un discours spécifique qui replace la carte dans un univers, une intension, une critique. Jusqu’à quel point la carte artistique et la carte scientifique peuvent-elles ou non se passer de discours, et par qui est-il alors produit?
La défense de l’article de la « nécessaire relativisation du savoir sur le monde, sur la réalité » grâce à la présentation du travail de ces artistes, invite à s’interroger en creux sur les aspects de « neutralité » et « d’objectivité » prêtés à la carte plus largement. Ainsi quels seraient les leviers graphiques et textuels pour développer des récits producteurs de savoirs – avec ou sans le texte? – à la rencontre de la rigueur scientifique et de la plasticité artistique?