Synthèse: Sentir et ressentir Paris. L’exemple du quai du RER B à Châtelet-les Halles de Lucile Grésillon
Mahdokht Karampour /Lissette Rosales
L’auteure met en place un dialogue avec les neurosciences pour développer un axe de la recherche géographique à partir de l’étude de cas située à la station du RER, Châtelet-Le Halles, à Paris. En ce sens, elle commence par exposer la signification polysémique en français du verbe «sentir» , qu’elle décrit comme : « Au sens concret, il signifie l’action de percevoir olfactivement ou tactilement un objet ou une personne. Au sens abstrait, il insiste sur le fait de percevoir une action, quelque chose ou quelqu’un (« je le sens mal ») ou d’être dans un état de bien-être («
je me sens bien ») » (Grésillon, 2013).
Ainsi, l’auteure développe deux branches par rapport au sentiment, le domaine de la sensorialité et également celle de la sensibilité, en explorant l’espace depuis l’odorat et en mettant en évidence les expériences de plaisir ou de dégoût vécues par les usagers des transports publics à Paris.
L’auteure met ensuite en discussion deux aspects qui font partie du processus d’institutionnalisation de la géographie en tant que discipline scientifique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : le premier, la recherche de l’objectivité fondée sur une séparation nette entre la sensibilité et l’analyse scientifique; et le second est lié au fait que, dans l’observation scientifique, on privilégie la vue comme principal moyen de captation de l’information en laissant de côté d’autres sens comme l’odorat, le toucher ou le goût.
Avec le développement ultérieur de la géographie ont émergé des positions qui ont dépassé ces limites, l’une des plus importantes peut être observée à l’arrivée de la phénoménologie avec les propositions d’Erik Dardel, où le tournant épistémologique se concentre sur l’observation de la relation entre le sujet et l’objet depuis l’émotionnel, le multisensoriel et l’hédoniste, dépassant les visions qui séparent l’objet du sujet et se concentrent uniquement sur l’interaction de ses propriétés.
Ce travail, est basé sur les perspectives de la géographie de la perception et la géographie des représentations. La première considère le paysage comme un réseau de significations qui est compris de différentes manières par des individus ou des groupes, et la seconde définit l’espace comme une construction sociale, et donc une représentation qui peut être lue à travers les caractéristiques structurelles et fonctionnelles de l’espace. À partir de ces deux perspectives, l’auteure propose d’enrichir le travail géographique en intégrant le sens de l’odorat en ce qui concerne les aspects liés aux neurosciences et les perceptions de plaisir et de dégoût depuis la psychologie à partir d’un lieu.
En ce qui concerne l’étude de cas, l’auteur fait une description concrète de la gare Châtelet- Les Halles, construite en 1977 et constituée comme l’une des plus grandes liaisons des transports publics parisiens. Sa construction la caractérise comme un trou de 25 mètres de profondeur, ce qui présente des difficultés pour sa ventilation puisqu’elle n’est pas ouverte au ciel. Son analyse est centrée sur le voué à la ligne de RER B direction Saint-Rémy-Lès- Chevreuse sur un côté, et au RER A direction Marne-la-Vallée-Chessy sur l’autre, où circulent près de 800 000 personnes par jour.
Sous l’observation personnelle de la chercheuse, celle-ci souligne la présence de fauteuils bleus, de distributeurs automatiques, d’un sol noir et sale où l’on observe du chewing-gum, accompagnés par les bruits des freins des trains, les messages audio et les voix des utilisateurs et l’entrée de faible luminosité. En ce qui concerne l’odeur, elle remarque la présence de sulfure d’hydrogène, qui rappelle le souvenir des bains universitaires.
Alors l’odeur devient l’objet d’investigation géographique. L’objectif principal de la chercheuse est d’évaluer la sensibilité olfactive des passagers et leurs vécus de l’attente. L’hypothèse principale est que l’odeur est un facteur fondamental dans la composition du lien établi entre l’individu et le lieu. L’odeur devient alors une clé pour saisir le vécu et le perçu sensibles de ceux qui pratiquent quotidiennement cet espace de transition.
Les questionnaires sont alors de nature in situ dans un espace clos de transport de masse, et brefs, pour correspondre à un espace de transit marqué par une attente courte. La méthode choisie est l’entretien, ce qui facilite l’évocation rapide des perceptions olfactives et qui favorise l’élaboration des idées grâce à une confiance établie. Lors de l’entretien l’âge, le sexe et la fréquence de l’usage du quai sont interrogés.
Trois questions sont posées. La première : « Est-ce que ça sent ? » Si la réponse est positive la deuxième question la suit « qu’est-ce que ça sent ? » Ensuite, « Qu’est-ce que ça vous évoque ? » L’intérêt des deux premières questions est de pouvoir comparer la perception des usagers. La dernière question démontre les représentations et les vécus de chaque passager pendant l’attente au quai. Dans le cadre global de ce projet de recherche cette dernière question traite la modalité du bien-être de chaque usager. L’échantillon défini devrait correspondre à la composition réelle de la population qui pratique ce lieu, alors 60% d’hommes et 40% de femmes, 30% de 15-24 ans, 30% de 25-34 ans, 30% de 35-54 ans et 10% de 55 ans et plus, enfin 20% de voyageurs occasionnels avec un usage d’au moins d’une fois par mois. Le moment de l’enquête devrait également être conforme, en fonction des saisons et de la fréquentation du quai. Ceci permet d’évaluer les facteurs de température, d’intensité et de diversité des odeurs et d’illustrer les différences entre l’été et l’hiver. La régularité de la fréquentation est étudiée selon différentes périodes de la journée, l’heure creuse ou pleine afin de mesurer le stress. Enfin les questionnaires en été effectués seulement en semaine pour correspondre à la routine et au ressenti quotidien de chaque individu.
Au total 109 questionnaires ont été effectués, 11 non analysés. Les réponse à la question « Qu’est-ce que ça sent ? » ont été très diverses et distinctes. Sur 99 questionnaires 57 odeurs différentes ont été évoquées. Seules 19 odeurs sont partagées telles « la pisse », « un mélange d’odeur » etc. D’après l’auteure le fait étonnant est que le parfum Madeleine à la fragrance de muguet qui est réellement utilisé dans cet espace depuis 1999 n’a jamais été évoqué. Sur 99 questionnaires, 28 usagers font des analogies entre cet endroit et d’autres endroits par l’aspect clos comme « grotte ». Une analogie à d’autres types d’endroits s’est également produite à cause du dégoût que l’odeur ressentie a provoqué, comme « local poubelle ». De ce fait, nous apprenons que les modes d’identification des odeurs se font par analogie, par comparaison, et par d’autres modes de perception.
Par conséquent la chercheuse a également été amené à évaluer la « tonalité hédonique » relevée, par phrases et adjectifs. L’évolution hédonique de ce lieu est donc majoritairement négative. Sur 38 items, 23 étaient de tonalité négative comme la phrase « ça pue ». Tandis qu’il y avait aussi quelques cas de l’évolution hédonique positives comme « agréable » et « plaisant ».
En raison du « caractère complexe et multifactoriel de l’olfaction » et face au manque des pistes de comparaison, il a été décidé que le corpus d’entretiens soit traité par un logiciel d’analyse textuel, Alceste, fondé sur une statistique de mots facilitant le rapprochement des individus et la création de groupes afin d’arriver à structurer des typologies d’usagers selon leur sensibilité olfactive. Alors les usagers se répartissent en 6 figures regroupées en deux types de sensibilité olfactive : Le premier type, sensibilité peu développée, valable pour ceux chez qui l’odeur a moins d’importance, ou bien à cause d’une olfaction peu cultivée. Majoritairement homme, ils identifient très peu les odeurs d’une manière qualitative, souvent par analogie à un lieu ou par une sensation. Cela comporte 3 types : Un premier groupe chez qui la contribution de l’odeur se trouve presque positive car ils évoquent des événements vécus paisiblement. Puis la deuxième figure regroupe des hommes entre 25 et 34 ans qui donnent aux odeurs de quai une valeur légèrement négative. Pourtant chez eux l’attente n’est toujours pas forcement un espace-temps de bien-être. Enfin le troisième groupe, usagers entre 35 et 54 ans qui fréquentent le quai 1 fois par mois et qui arrivent à relativiser. Ils ne vivent pas l’attente mal. Le deuxième type, doté au contraire d’une sensibilité olfactive aiguisée est constitué majoritairement de femmes et comporte trois figures : La première, composée de jeunes femmes entre 15 et 24 ans, chez qui les ressentis se relèvent très négatifs et la fréquentation du quai leur paraît un moment émotionnellement difficile. La deuxième figure s’agit des personnes ayant plus de 55 ans, identifiant les odeurs très précisément. La présence est donc vécue d’une manière désagréable. Enfin la dernière figure composée de femmes âgées de plus de 55 ans qui donnent une évaluation hédonique faiblement négative.
Enfin nous arrivons à plusieurs conclusions : Nous décrivons une odeur non pas par sa qualité mais par sa source supposée et par une évaluation hédonique, une analogie ou par un recours aux souvenirs autobiographiques. Les facultés olfactives dépendent donc non seulement des capacités des récepteurs olfactifs qui sont innés et varient d’un individu à l’autre, mais aussi de l’importance que l’on y accorde. En somme, la sensorialité est propre à chaque individu et dépend non seulement de son patrimoine génétique mais aussi de son vécu, de la part psychologique et sociale du sujet, et de son acquis.
Comme évoqué par la chercheuse, ce dialogue instauré avec la neuroscience a permis de démontrer une fois de plus la complexité de l’interaction entre l’humain et son environnement en essayant de dépasser une vision naturaliste sur ce sujet. Cette étude confirme que saisir la sensibilité olfactive de chaque individu demeure complexe et délicate car cela touche à la part intime et subjective du sujet. De ce fait, elle affirme également cette difficulté rencontrée par les géographes dans le traitement de l’aspect olfactif d’un paysage.
Référence électronique
Lucile Grésillon, « Sentir et ressentir Paris. L’exemple du quai du RER B à Châtelet-les Halles », Norois[En ligne], 227 | 2013, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 01 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/norois/4637 ; DOI : 10.4000/norois.4637
Questions/Remarques – Alba Perset et Manon Prud’homme
Nous n’avions pas vraiment de questions à propos de l’exposé ou du texte en lui-même puisque les deux étaient très clairs et accessibles. En revanche, nous avions souhaité souligner les points forts de ce texte.
Alba : Le premier point fort de ce texte est sa construction, plutôt scolaire lui permettant de vulgariser le domaine de la neurophysiologie olfactive et de le rendre accessible à tous les publics. Nous avions également remarqué que l’analyse géographique par le sensible, c’est-à-dire l’interaction entre le sujet et l’objet ainsi que l’analyse de la dimension charnelle, rendaient l’article particulièrement accessible.
Manon : Nous avons également remarqué que le modèle proposé par la chercheuse étaient intéressant. En effet, ce dernier était transposable à d’autres sujets; faisant de lui un article scientifique de qualité et utile à des chercheurs qui mènent des enquêtes sur le terrain. En revanche, nous avons regretté la forme trop textuelle de l’article. Un tableau aurait peut-être permis au lecteur de rester attentif et de mieux comprendre les réponses apportées au questionnaire que la chercheuse a fait.
De manière générale, nous avons trouvé ce texte utile et intéressant. Le domaine des neurosciences a pu nous être présenté d’une manière originale, à travers un lieu que nous connaissons et que nous fréquentons. La méthode d’analyse proposée par la chercheuse a fait écho à nos recherches, pourtant très éloignées du domaine des neurosciences.